Sainte Jeanne-Françoise Fremyot Baronne de Chantal

Fête le 21 août

Sa maternité chrétienne


La femme forte de Salomon

« J’ai trouvé à Dijon, disait saint François de Sales, ce que Salomon était en peine de trouver à Jérusalem : la femme forte en Mme de Chantal. » Eloge admirable que notre Sainte a pleinement justifié par une longue vie dont chaque pas fut un sacrifice. Après avoir montré au monde ce que devait être une mère chrétienne, et comment on peut devenir une sainte avec beaucoup d’enfants et une grande fortune, elle apprit aux âmes qui ont tout quitté pour Jésus-Christ, quelle fécondité elles peuvent avoir, et jusqu’à quelles hauteurs elles peuvent s’élever, si elles savent se livrer à la grâce. Elle porta dans le cloître le poids de la maternité religieuse, aussi noblement qu’elle avait porté dans le monde le poids de la maternité chrétienne, et dans tous les actes de cette double maternité que nous étudierons successivement, elle sut faire resplendir une élévation de caractère si constante et si soutenue, qu’elle doit être particulièrement proposée comme modèle aux générations énervées et amollies de notre siècle, qui ont besoin plus que jamais de respirer l’air vivifiant des grands exemples.

A l’âge de cinq ans, Jeanne confond un hérétique

Vertu naissante

Jeanne naquit à Dijon de la noble famille des Frémyot, qui occupait un rang considérable au parlement de Bourgogne, et une place incomparablement plus illustre parmi les vrais enfants de l’Eglise.

Un jour, à peine âgée de cinq ans, elle entendit un gentilhomme protestant, qui discutait avec son père, nier la présence réelle. Aussitôt, arrêtant sur l’hérétique un regard ému : « Monseigneur, lui dit-elle, il faut croire que Jésus-Christ est au Saint-Sacrement de l’autel, puisqu’il l’a dit. Si vous ne croyez pas ce qu’il a dit, vous le faites menteur. »

Surpris et charmé de cette liberté, le protestant entreprit de discuter avec elle, mais elle l’arrêta court par la sagesse de ses réponses. Pour terminer le débat, le protestant lui donna quelques bonbons ; mais elle, sans y toucher, les prend dans son tablier, et court les jeter au feu, en disant : « Voyez-vous, Monseigneur, voilà comme brûleront dans le feu de l’enfer tous les hérétiques, parce qu’ils ne croient pas ce que Notre-Seigneur a dit. » Et elle ajouta : « Si vous aviez donné un démenti au roi, mon papa vous ferait pendre ; vous en donnerez tant à Notre-Seigneur, que ces deux présidents (lui montrant un grand tableau des apôtres saint Pierre et saint Paul) vous ôterons la vie. »

M. Frémyot ne négligea rien pour développer de si heureuses dispositions. Il fit donner à ses enfants une instruction forte et brillante par des maîtres choisis par lui, tandis que lui-même, selon les bonnes traditions de cette époque, se réservait les instructions religieuses.

L’âme de la sainte enfant s’ouvrait avec bonheur à cet enseignement vivifié par la foi, et sa jeunesse faisait présager ce que serait sa vie.

Sainte Chantal maîtresse de maison

La main de Jeanne fut bientôt recherchée par les plus illustres seigneurs. Elle refusa de brillants mariages dans lesquels sa foi et sa vertu eussent été exposées, disant qu’elle aimerait mieux pour son séjour une perpétuelle prison que le logis d’un huguenot.

Dieu récompensa la fermeté de son courage, et lui donna un époux digne d’elle dans la personne du baron de Chantal, seigneur de Bourbilly et de Monthelon, qui joignait à la bravoure et à la foi d’un chevalier du moyen-âge, la distinction d’esprit et de manières d’un gentilhomme du XVIe siècle.

Bientôt Henri IV manda près de lui le baron de Chantal « qu’il aimait et dont il faisait cas. »

Pendant l’absence du baron, la sainte se chargea de la direction de tous ses biens. En peu de temps elle eut mis dans les affaires tout l’ordre que réclamait une longue négligence antérieure. Son premier soin fut de rétablir la messe au château et d’y faire assister tous les jours ses domestiques. Pour les mieux surveiller, elle se leva aussitôt qu’eux, à cinq heures du matin. Le soir venu, elle ne manquait jamais de se faire rendre compte du travail accompli. En agissant ainsi, elle n’avait pas à punir des fautes, elle les prévenait, car avec le talent de se faire obéir, elle possédait à un plus haut degré encore celui de se faire aimer.

Amour des pauvres – La sainte nourrit une contrée avec un tonneau de farine

Le service des pauvres et des malades était une des plus chères occupations de la sainte. Elle portait elle-même des aumônes jusque dans les cabanes les plus enfumées, et soignait les maladies les plus repoussantes avec une si exquise charité, que selon la touchante expression des pauvres de Bourbilly « il y avait plaisir à être malade pour avoir les visites de la sainte baronne. »

Pendant la terrible famine de 1600, les pauvres accouraient de six lieues à la ronde, à la porte du château de Bourbilly. Mme de Chantal n’en renvoyait aucun. Plusieurs profitaient de leur grand nombre pour demander l’aumône deux fois de suite. La sainte n’eut jamais le courage de les renvoyer : « Mon Dieu disait-elle, je mendie sans cesse à la porte de votre miséricorde ; voudrais-je à la seconde ou troisième fois être chassée ? Mille et mille fois vous souffrez bénignement mon importunité, n’endurai-je pas celle de votre créature ? »

Il ne resta bientôt plus qu’un tonneau de farine. Quand il y fallut toucher les plaintes des domestiques éclatèrent : il y avait bien en effet de quoi exciter la défiance des gens de peu de foi. « Qu’on puise à pleines mains et qu’on donne sans compter » dit Mme de Chantal. Ainsi fut fait, et six mois après ce monceau de farine n’avait pas diminué.

Premières épreuves

Dieu ne tarda pas à approcher des lèvres de sa servante ce calice d’amertume dans lequel il la voulait faire boire à si longs traits.

Un jour que le baron de Chantal faisait une partie de chasse avec son cousin, M. d’Anlezy, il fut atteint d’un coup d’arquebuse. La blessure était mortelle. Le baron de Chantal attendit la mort avec la douce et forte résignation d’un chrétien.

Quant à Mme de Chantal, il faudrait, dit un vieil historien, que la douleur et l’amour mêlassent leurs couleurs, pour peindre un si lamentable deuil. Telle fut la violence de son affliction qu’au bout de trois mois elle était devenue comme un squelette, et qu’on commençait à craindre pour sa vie.

Elle se consacra dès lors complètement au pur amour de Dieu, fit vœu de chasteté perpétuelle, et se dévoua désormais à l’éducation de ses enfants, et au soulagement des pauvres.

Cependant il était plus facile à Mme de Chantal d’oublier le monde que de s’en faire oublier. Agée seulement de vingt-huit ans, elle fut bientôt recherchée en mariage. Aux premières avances, elle répondit nettement qu’on n’y pensât plus. Un peu plus tard les instances recommencèrent. S’armant alors d’une sainte rigueur, elle grave sur son cœur le nom de Jésus avec un fer rouge, et, avec le sang qui coulait abondamment de cette plaie héroïque, elle écrit de nouveau ses vœux, et la promesse de se consacrer au pur amour de Dieu.

Depuis longtemps elle demandait à Dieu avec beaucoup de larmes de lui donner un directeur. Un jour, pendant la ferveur de son oraison, elle vit un homme en soutane noire, avec un rochet et un camail. En même temps une voix lui disait : « Voilà le guide bien-aimé de Dieu et des hommes, entre les mains duquel tu dois reposer ta conscience. »

Monthelon – Nouvelles épreuves – La maîtresse soumise à la servante

Le vieux baron de Chantal voulut avoir sa belle-fille auprès de lui. La sainte veuve se rendit aussitôt à Monthelon, qui était la maison seigneuriale où habitait son beau-père.

Elle y eut beaucoup à souffrir tant de la mauvaise humeur de ce vieillard qui avait soixante-douze ans, que des manières impérieuses et insupportables d’une femme de charge qui, parvenue à dominer le vieux baron, commandait en maîtresse au château. L’insolence de cette servante n’avait pas de bornes, elle réussit à indisposer l’esprit du baron contre sa belle-fille, et Mme de Chantal fut traitée, pendant sept ans que dura son martyre, comme une étrangère qu’on admet par charité au foyer domestique.

Sainte Chantal et saint François de Sales

La sainte veuve éprouvait des désirs tous les jours plus vifs de trouver un directeur. Dieu permit qu’elle tombât d’abord entre les mains d’un religieux, pieux et docte d’ailleurs, mais qui par une direction inintelligente, fit cruellement souffrir la sainte pendant deux ans et demi. Tout sert aux âmes qui aiment Dieu, et la sainte apprit du moins à cette rude école, à se détacher d’elle-même pour ne vouloir que la volonté divine. Elle se préparait ainsi à mieux profiter plus tard de la direction de saint François de Sales.

C’était là le guide bien-aimé de Dieu et des hommes, entre les mains duquel elle devait reposer sa conscience.

Ils se rencontrèrent pour la première fois à Dijon où saint François de Sales était venu prêcher le Carême, et se reconnurent sans s’être jamais vus.

Elle découvrit son âme au saint évêque et se mit tout à fait sous sa conduite.

Les progrès de Mme de Chantal furent rapides. Mais ses dévotions n’étaient plus ennuyeuses pour personne. L’évêque de Genève lui avait appris le talent de rendre la piété pleine d’attraits pour tout le monde. Les domestiques de cette sainte veuve disaient : « Le premier conducteur de Madame ne la faisait prier que trois fois par jour, et nous en étions tous ennuyés ; mais Monseigneur de Genève la fait prier à toute heure, et cela n’incommode personne. »

Comment sainte Chantal donna sa bague à la Sainte Trinité – Trait de charité héroïque

Sa charité envers les pauvres devenait tous les jours plus tendre. Le jour de la Trinité 1604, trois jeunes gens de fort bonne mine lui demandèrent l’aumône pour l’amour de Dieu. Elle se trouvait sans argent, mais afin de ne pas les éconduire, elle donna à l’un d’eux une bague en or qui avait appartenu à son mari, et à laquelle elle tenait infiniment, le priant que ce fût pour tous les trois. Ils lui dirent, en la remerciant d’une manière très gracieuse, qu’ils étaient bons amis et qu’en donnant à l’un elle avait donné à tous. A ce mot elle fut saisie d’un vif sentiment de la présence de Dieu, et se jetant à leurs pieds elle les leur baisa. Eux cependant la laissaient faire, mais quand elle se releva, ils avaient disparu. Depuis lors elle demeura si amoureuse des pauvres, qu’elle fit vœu de ne jamais refuser l’aumône quand elle lui serait demandée pour l’amour de Dieu.

Un pauvre jeune homme tout couvert de lèpre et de teigne, fut trouvé couché dans les haies près de son château. Elle le prit chez elle, et pansa sa lèpre avec une gaieté admirable. Quand il fut mort, elle lava son cadavre, et l’ensevelit de ses propres mains. Elle s’attira des paroles de colère et de mépris : « Madame, lui dit un de ses cousins, vous oubliez donc que dans l’ancienne loi, quiconque touche un lépreux en demeure souillé ? – Oh ! reprit la sainte, voyez-vous, depuis que j’ai lu dans l’Evangile, que mon Sauveur avait été vu comme un lépreux, je n’ai plus d’horreur de la lèpre, excepté de celle du péché. »

Vocation religieuse - Obstacles

Dieu la réservait pour l’établissement de l’Ordre de la Visitation.

Les lumières que Dieu lui donna ainsi qu’à son saint directeur, et les voies qu’il leur ouvrit attestent suffisamment que cette œuvre était conduite par la main de Dieu.

Le projet en fut arrêté à Annecy, le lundi de la Pentecôte de l’an 1607.

Or les obstacles étaient immenses : le père, le beau-père, et les quatre enfants de la sainte veuve, les uns fort vieux les autres fort jeunes, comment les abandonner pour aller s’établir hors du royaume ? « Je vois un chaos à tout ceci, disait le saint évêque, et je n’y vois goutte pour le débrouiller ; mais je m’assure que la divine Providence le fera, quand il sera temps, par des moyens inconnus aux créatures. »

Mme de Chantal s’ouvrit de son dessein d’abord à son père. Les larmes du vieillard lui brisèrent le cœur. Pensant être plus heureuse auprès de son frère l’archevêque de Bourges, elle alla le trouver. Celui-ci lui déclara sans préface que jamais, au grand jamais, elle ne devait penser de se retirer d’avec eux.

Elle montra facilement à l’un et à l’autre, que s’ils ne regardaient que Dieu seul, ils trouveraient des abîmes de raisons pour approuver son dessein. Rien ne pouvait s’opposer à sa retraite. Sa fille aînée était mariée au baron de Thorens, neveu de l’évêque de Genève. Elle emmenait avec elle ses deux autres filles pour achever leur éducation. Quant au jeune baron de Chantal, alors âgé de quinze ans, il avait été décidé que le président Frémyot, son grand père, le prendrait sous sa direction. En outre, elle avait mis les biens de ses enfants dans un tel état de prospérité, que rien ne pouvait plus nuire au développement nécessaire de leur fortune.

Le président Frémyot était stupéfait de tant de prudence : « Vraiment, disait-il, cette femme a considéré tous les sentiers, et elle n’a pas mangé son pain oisive. »

Et il approuva la résolution de sa fille.

Le départ – Sainte Chantal passe sur le corps de son fils

La sainte veuve alla d’abord prendre congé de son beau-père, le baron de Chantal. Elle se jeta à ses genoux, et lui demanda pardon de ses fautes, le priant de lui donner sa bénédiction. Ce bon vieillard tomba dans les bras de sa belle-fille, n’ayant plus la force de parler, car, malgré les persécutions qu’elle avait reçues au château de Monthelon, madame de Chantal y était regardée comme une sainte.

Quand elle parut sur le perron, une multitude immense de pauvres l’accueillit en lui tendant les bras. La sainte tout attendrie se recommanda à leurs prières et monta en carrosse. Ces pauvres gens l’accompagnaient longtemps sur la route d’Autun, faisant à leur bienfaitrice un pacifique triomphe.

C’était à Dijon que le sacrifice devait être consommé.

Son fils Celse-Bénigne se suspendit à son cou, la suppliant avec larmes de ne pas le quitter. Mme de Chantal se dégage des bras de son fils et, le cœur brisé, se dirige vers la porte. Celse-Bénigne courut se jeter en travers, et, se couchant sur le seuil :

- « Eh bien ! ma mère, dit-il, si je ne puis vous retenir du moins vous passerez sur le corps de votre fils. »

Mme de Chantal s’arrêta frémissante de douleur.

- « Eh quoi, Madame, lui dit un ecclésiastique qui assistait à cette scène déchirante, les pleurs d’un enfant vous pourront ébranler ?

- Nullement, reprit la sainte ; mais, que voulez-vous ? je suis mère. »

Et les yeux au ciel, elle passa sur le corps de son fils.

Ce fut à ce moment que le président Frémyot parut. La baronne se jette à ses genoux et lui demande sa bénédiction : « O mon Dieu ! s’écria-t-il, les yeux et les mains au ciel, il ne m’appartient pas de blâmer ce que vous faites. J’y consens de grand cœur, et j’immole de mes propres mains cette fille unique qui m’est aussi chère qu’Isaac l’était à son père Abraham. Allez donc, ma chère fille, où Dieu vous appelle. S’il arrivait que je ne vous visse plus en ce monde, je mourrais content de vous savoir en la maison de Dieu, et je suis sûr que vous soutiendrez par vos prières la vieillesse d’un père qui vous permet ce départ. Allons, arrêtons le cours de nos larmes pour faire plus d’honneur à la sainte volonté de Dieu, et afin que le monde ne s’imagine pas que notre constance est ébranlée. »

L’agonie de la sainte était terminée ; au sortir de Dijon, elle entonna le cantique de la délivrance.

Arrivée à Annecy, elle s’occupa d’abord de conduire Marie-Aimée, sa fille, au château de Thorens, où celle-ci devait résider avec son mari ; organisa elle-même le ménage de sa petite baronne, et, ses devoirs de mère accomplis, elle revint à Annecy pour s’occuper de sa grande affaire.

Elle prit le voile avec trois compagnes.

Mais la mère ne cessa jamais d’exister dans la religieuse : du fond du cloître, elle veillait sur ses enfants, gérait leurs biens, préparait leur avenir, partageait leurs joies et leurs douleurs, s’intéressant à tous les événements de leur vie, autant que si elle n’eût eu d’autre préoccupation.

Pertes douloureuses

Le président Frémyot termine sa longue et vertueuse vie, laissant son petit-fils Celse-Bénigne sans appui dans le monde.

En vraie mère qu’elle était, sainte Chantal partit immédiatement pour la Bourgogne, afin de s’occuper de l’avenir de ses enfants.

Malgré les distractions d’un voyage tel que celui-ci, la bienheureuse fondatrice ne perdit jamais rien de son recueillement ; elle ne cessa pas un instant de mettre en pratique cette belle recommandation de saint François de Sales : « O ma fille, traitez les affaires de la terre, les yeux fichés au ciel. »

Après avoir tout réglé avec son habileté ordinaire, et donné à son fils un gouverneur dont elle connaissait la sagesse, elle revint dans son monastère, malgré les instances de ses parents pour la retenir dans le monde.

A peine était-elle de retour à Annecy qu’elle apprit la mort de son beau-père, le baron de Chantal. Or les affaires du défunt étaient en très mauvais état. Mme de Chantal fut à Monthelon. Elle y trouva cette misérable servante qui, pendant sept années, l’avait traitée avec tant d’insolence. Elle était là, tremblante, s’attendant à être ignominieusement chassée. Mme de Chantal, ne se souvenant que des services que cette femme de charge avait rendus au vieux baron, la récompensa libéralement.

A force d’intelligence et de tact, la Sainte parvint à débrouiller le chaos de la succession. Mais les fatigues auxquelles elle s’exposa lui occasionnèrent, à son retour à Annecy, une fièvre qui mit bientôt sa vie en danger. Saint François de Sales appliqua sur la malade les reliques de saint Blaise, et elle fut à l’instant guérie. « Vraiment, dit alors une sœur un peu haut, il n’était pas nécessaire d’aller chercher dans l’Arménie un saint du IVe siècle. Monseigneur aurait bien guéri notre Mère sans lui appliquer ces reliques. » Le Saint reprit sévèrement la sœur, et lui donna pour pénitence de demander pardon à ce saint martyr et de jeûner pendant trois ans, la veille de sa fête.

Bientôt on annonça à la Mère de Chantal, la mort de son gendre, le baron de Thorens, qui avait contracté une maladie mortelle au service de son roi.

La baronne de Thorens, sa fille, qui se retirait auprès de sa mère, en l’absence de son mari, succomba bientôt à la violence de sa douleur. La naissance avant terme d’un fils, seul fruit de son mariage, la réduisit en une nuit à l’extrémité.

Quelques heures avant sa mort, elle joignit ses mains et dit à sa mère : « Oserais-je vous demander en toute humilité la grâce de votre saint habit, et celle d’être enterrée avec les religieuses de cette maison. » Saint François de Sales qu’on avait mandé lui accorda cette faveur. Ensuite elle prononça solennellement le vœu qu’elle avait mille fois répétés dans son cœur. Le bienheureux lui donna le voile noir et, au même instant, elle fut novice et professe. Il ne fut pas nécessaire d’étendre sur la nouvelle épouse du Christ le drap mortuaire pour lui rappeler qu’elle devait mourir au monde et à elle-même ; Le lit sur lequel elle était étendue le lui disait assez. A deux heures après minuit, elle s’écria d’une voix calme et forte : « Ah ! voici la mort, il s’en faut aller : elle saisit mon cœur, mais mon Jésus s’en est saisi le premier, et il en restera l’unique possesseur. » Et prononçant trois fois le nom de Jésus, elle expira dans les bras de sa mère.

Les efforts que fit la Sainte pour refouler son chagrin et se soumettre à la volonté de Dieu l’épuisèrent : elle s’évanouit plusieurs fois, et enfin tomba dangereusement malade.

Saint François de Sales qui savait combien elle était encore nécessaire à sa Congrégation, fit un vœu pour elle à saint Charles Borromée, et lui appliqua de ses reliques. Aussitôt la santé lui fut rendue.

La mort enleva bientôt à la Sainte celui qui était pour elle plus qu’un père et qu’une mère : saint François de Sales. Elle le pleura longtemps et s’occupa de le faire canoniser.

M. le baron de Chantal, son fils, marié depuis peu, et père d’une petite fille qui fut plus tard Mme de Sévigné, fut tué à l’île de Retz, où il combattait vaillamment pour la foi. La Sainte reçut cette nouvelle comme un coup de foudre : « Mon Rédempteur s’écria-t-elle, j’accepte vos coups avec toute la soumission de mon âme, et vous prie de recevoir cet enfant entre les mains de votre miséricorde. Je vous rends grâce de l’avoir pris lorsqu’il combattait pour la religion de ses pères, et de lui avoir fait l’honneur de sceller de son sang, la fidélité que ses aïeux ont toujours gardée à l’Eglise. »

Elle perdit aussi, presque coup sur coup, la baronne de Chantal, sa belle-fille, M. de Toulongeon, son autre gendre, Mgr de Bourges, son frère, et plusieurs des premières Mères de sa Congrégation : « Voilà bien des morts, dit-elle, ou plutôt bien des pèlerins qui se hâtent d’aller au logis éternel. Il faut subir les coups de fouet que le bon Dieu nous donne, et baiser tendrement ses verges, car il ne nous frappe que par amour. »

Mort de sainte Chantal

Cependant sainte Chantal touchait au terme de sa carrière et à la réalisation de sa mission. Elle avait couvert le sol français de quatre-vingts maisons de son Ordre ; elle avait successivement parcouru la France, la Savoie, la Suisse, la Lorraine, semant partout les miracles, vénérée comme une sainte, et pour ainsi dire, portée en triomphe.

Dieu joignit à tant de couronnes posées sur sa tête la couronne de l’adversité qui donne du prix à toutes les autres, et commença à la préparer à la mort par une agonie de neuf années. Tortures de l’esprit, tortures du corps, critiques malveillantes de la part du monde, rien ne lui fut épargné. Aussi son mot ordinaire était « qu’il fallait sacrifier à la vie, comme autrefois les martyrs se sacrifiaient à la mort. »

Ce fut le 13 décembre 1641 que sonna l’heure de la délivrance. Elle répondit elle-même aux prières des agonisants avec autant de calme que de ferveur. Le P. de Ligendes qui l’assistait, voyant le moment arriver, lui dit : « Or sus, ma chère Mère, voici l’époux qui vient : voulez-vous aller au devant de lui ? – Oui, oh ! oui, mon Père, j’y vais… Jésus ! Jésus ! Jésus ! » La belle âme de sainte Chantal s’envola en prononçant pour la troisième fois ce doux nom de Jésus.


SAINTE CHANTAL ET LA VISITATION


Vocation religieuse

La direction douce et forte de saint François de Sales eut bientôt complètement détaché sainte Chantal des créatures. Elle voulait être toute à Dieu, et se persuada que la vie du Carmel était faite pour elle. Mais comme son saint directeur lui avait commandé de vivre saintement dans son état, sans songer à la vie religieuse, elle eut scrupule de l’avoir souhaitée, et en écrivit au saint évêque. Il lui répondit en ces termes :

« Oh ! non, ma fille, je ne vous avais pas dit que vous n’eussiez nulle espérance d’être religieuse, mais bien que vous ne vous y amusassiez pas, n’y ayant rien qui nous empêche tant de nous perfectionner dans notre état, que d’aspirer à un autre. Les enfants d’Israël ne purent chanter en Babylone parce qu’ils pensaient à leur pays, mais moi je voudrais que nous chantassions partout. Je vois votre désir d’être religieuse. O doux Jésus ! que dirai-je ? ma très chère fille. J’ai souvent imploré la grâce de Dieu au Saint-Sacrifice, et j’ai appris qu’un jour vous devez tout quitter ; mais que ce soit pour entrer en religion, c’est grand cas : il ne m’est pas encore arrivé d’en être d’avis.

La sainte veuve ne songea plus au Carmel. Cependant ses désirs de perfection ne faisaient que s’accroître.

« C’est donc tout de bon que vous voulez servir Jésus-Christ ? lui dit une fois saint François de Sales.

- Tout de bon, répondit-elle.

- Donc vous vous dédiez toute au pur amour ?

- Toute, afin qu’il me consume et me transforme en lui.

- Est-ce sans réserve que vous vous y consacrez ?

- Oui, sans réserve je m’y consacre.

- Méprisez-vous donc tout le monde comme fiente et ordure pour avoir Jésus-Christ et sa bonne grâce ?

- Je le méprise de toute mon âme, et il m’est en horreur.

- Pour conclusion, ma fille, vous ne voulez donc que Dieu ?

- Non, non, rien que Lui pour le temps et pour l’éternité. »

Ravi de joie, à la vue des torrents de grâce qui coulaient dans cette sainte âme, le bienheureux lui dit avec son style figuré : « O ma fille, ma chère fille, il tombe bien de l’eau du ciel. » Elle, toute absorbée en Dieu : « Laissons pleuvoir, mon père, laissons pleuvoir. »

Quelque temps après, elle reçut une lettre de saint François de Sales qui lui donnait rendez-vous à Annecy pour le 30 mai 1607. Des affaires imprévues retardèrent son départ. Pour compenser ce délai, elle fit de grandes journées à cheval, et marcha même toute une nuit, quoiqu’il fit un grand orage, ne croyant pas qu’il lui fût permis sous aucun prétexte, de se dispenser d’arriver au jour indiqué.

Le lendemain de la Pentecôte, à l’issue de la Messe, le Saint fit appeler la baronne :

« Eh bien ! ma fille, lui dit-il, je suis résolu de ce que je veux faire de vous.

- Et moi, dit-elle, Monseigneur et mon Père, je suis résolue de vous obéir.

- Or sus, ma fille, il faut entrer à Sainte-Claire.

- Mon Père, je suis toute prête.

- Non, vous n’êtes pas assez robuste, il faut être Sœur de l’hôpital de Beaume.

- Tout ce qu’il vous plaira.

- Ce n’est pas encore ce que je veux, vous serez Carmélite.

- Je suis prête à obéir. »

Il l’éprouva ainsi de plusieurs manières, et il trouva que c’était une cire amollie par la chaleur divine, et disposée à recevoir n’importe quelle forme de vie religieuse.

« Eh bien, dit-il, rien de tout cela ne vous convient. »

Et il commença à déployer devant elle tout le plan et l’idée générale de la Visitation.

La Sainte fut comblée de joie à cette ouverture, et y sentit une correspondance intérieure si puissante, qu’elle ne douta point que ce ne fût la volonté de Dieu.

Les obstacles ne firent pas défaut. Mais les saints fondateurs attendaient tout du ciel. Aussi, peu de temps après, Mme de Chantal put dire adieu à sa famille et partit pour Annecy, où elle fut reçue au milieu des démonstrations d’une joie universelle.

La Sainte fut bientôt rejointe par trois postulantes, et saint François de Sales songea sérieusement « à trouver une cage pour ses petites colombes. »

De quoi Dieu fit la Visitation

Le saint évêque aimait à répéter que la céleste Providence avait fait la Visitation, comme l’univers, de rien du tout. La pauvreté fut en effet le premier trésor de l’Institut naissant. C’est d’ailleurs un peu comme cela pour tous les ordres religieux, et c’est ce qui explique leur admirable fécondité spirituelle.

Saint François de Sales acquit comme il put la maison où devaient habiter ses filles. En revenant de passer le contrat, il disait : « Je ne fus jamais plus content que maintenant, j’ai enfin trouvé une ruche pour mes pauvres abeilles. »

Toutes les difficultés n’étaient pas enlevées. Sainte Chantal et ses filles se trouvaient sans aucune espèce de provision. Ne sachant comment préparer le repas, la bonne sœur tourrière, Jacqueline, va trouver Mme de Chantal. « Ma bonne fille, Dieu y pourvoira, » répondit la Sainte.

Jacqueline attend tranquillement le pourvoyeur qui n’arrivait jamais. Alors elle fait bouillir quelques herbes cueillies au jardin, dans une écuelle de lait empruntée d’une voisine. A peine commençaient-elles leur premier festin, que le pourvoyeur annoncé par la Sainte arrivait, portant du pain, du vin et de la viande.

On leur donna un petit baril de vin qui dura huit mois, quoiqu’elles fussent quinze à s’en servir. La Sainte assurait que si on n’avait point pensé à en avoir d’autre, il eut toujours duré.

Cette intervention de la Providence se montrait dans les plus petites choses. La Mère de Chatel, chargée un jour d’apprêter un bouillon pour un malade : « Hélas ! mon Dieu, dit-elle, ce pauvre attendra bien longtemps ce petit soulagement, puisqu’il n’y a point de feu et que je ne sais où en prendre. » Aussitôt le feu s’allume de lui-même. La Mère de Chatel se jette à genoux : « Vraiment, Seigneur, s’écria-t-elle, je savais bien que vous étiez ici, mais je ne savais pas que ce fût pour vous rendre le serviteur de la cuisine. » Et il lui sembla entendre Notre-Seigneur qui lui répondait : « Je sers dans le ciel des bienheureux à ma table, et je veux bien encore servir dans la cuisine ceux qui m’aiment sur la terre. »

Une dame fort riche avait réclamé dans sa dernière maladie les soins des nouvelles religieuses, et pour les récompenser de leur charité, elle les institua ses héritières. Les parents de cette dame intriguèrent pour faire annuler le testament. Bien que le monastère manquât de tout, saint François de Sales ne voulut pas que « ses abeilles allassent débattre avec les fourmis ménagères, les biens de ce monde », et il donna ordre au monastère de céder tous ses droits.

Bientôt s’élevèrent des obstacles d’un nouveau genre. La sainte fondatrice fut accablée dans son corps par des maladies si extraordinaires, que les médecins attribuèrent ses maux à l’amour de Dieu, n’y trouvant aucune cause naturelle. Son esprit fut tourmenté par d’affreuses tentations. Le monde ne tarda pas à se soulever contre elle, la poursuivant par d’indignes calomnies, mais rien ne parvint ni à la décourager ni à l’abattre.

De son côté, saint François de Sales disait, au plus fort des difficultés : « J’espère que le Dieu de nos pères multipliera nos filles comme les étoiles du ciel et le sable des mers. » Ses espérances ne furent pas déçues : en quelques années il y avait en France plus de cent monastères de la Visitation.

Ferveur – Profession – Vœu du plus parfait

Sainte Chantal attendait avec impatience, le moment de s’offrir irrévocablement à Notre-Seigneur. « Sa bonté, écrivait-elle, m’a remplie d’un sentiment si extraordinaire et si puissant de la grâce qu’il y a d’être toute sienne, que si ce sentiment dure dans toute sa vigueur, il me consumera. Hélas ! à mesure que je me résous à être bien fidèle à l’amour de ce doux Sauveur, il me semble qu’il m’est impossible de correspondre à la grandeur de ce même amour. Oh ! que c’est chose pénible en l’amour que cette barrière de notre impuissance. »

Elle eut à cette époque une extase dans laquelle Dieu lui inspira le désir de se consacrer par vœu à faire toujours ce qui lui paraîtrait le plus parfait. Elle fit en effet ce vœu effrayant ; et dès lors, chaque jour qu’elle s’agenouillait à la Table sainte, elle sentait autour du cœur une chaleur intérieure si grande qu’elle avait peine à la supporter.

But primitif de la Visitation

Saint François de Sales et sainte Chantal modifient tous leurs plans

Le but primitif de la Visitation, était la visite des pauvres. Les religieuses les allaient soigner à tour de rôle, en ville, et les assistaient non seulement des consolations spirituelles, mais encore de tous les secours que réclamait leur dénuement. La sainte donna des gages à un médecin pour les traiter.

Sainte Chantal se réservait toujours les malades qui étaient plus infects et couverts de plaies. Elle répondit à une religieuse qui lui demandait comment elle pouvait imposer un silence si absolu aux répugnances de la nature : « Ma chère fille, j’ai toujours cru qu’en la personne de ces pauvres j’essuie les plaies de Jésus-Christ. »

Le cardinal archevêque de Lyon voulut avoir un couvent de la Visitation dans sa ville épiscopale. La Mère de Chantal s’y rendit avec quelques compagnes. On les reçut avec une joie extrême, puis on les délaissa. Elles furent réduites à la mendicité. Un jour que les sœurs n’avaient plus que quatre ou cinq sous, un inconnu remit à Mme de Chantal un rouleau de quatre-vingts écus d’or, en lui disant pour tout compliment : « Priez pour celui qui vous envoie cela. »

Les sœurs n’avaient qu’une custode d’étain pour conserver le Saint-Sacrement. Sainte Chantal pria le divin Sauveur « puisqu’il prenait tant de soin de ses épouses, qu’il prit aussi soin de lui-même. » Tout à coup on sonne à la porte. C’était encore un inconnu qui apportait une belle custode d’argent doré, et qui ne voulut pas dire son nom.

On voulut se servir des vieilles patentes du roi pour l’établissement d’un monastère, dit la Présentation, qui fut ruiné dès sa naissance : et comme on voulut mettre le mot de Visitation, on l’y trouva miraculeusement écrit.

Le cardinal archevêque de Lyon proposa à saint François de Sales et à la sainte coopératrice d’ériger le nouvel institut en Ordre religieux, avec la clôture et les vœux solennels. Malgré toute leur déférence pour le cardinal, les deux fondateurs hésitèrent longtemps à se rendre à son désir.

Ils implorèrent les lumières d’en haut, et saint François de Sales, toujours humble et détaché de toute idée propre, consentit à rectifier l’œuvre qu’il avait faite, et traça de nouveaux plans, dès qu’il vit que c’était la volonté de Dieu. Aussi plus tard le saint évêque disait agréablement : « Je ne sais pourquoi l’on m’appelle fondateur d’Ordre, j’ai fait précisément le contraire de ce que j’avais conçu. »

Il voulut ériger son institut de telle sorte que « nulle grande âpreté ne pût empêcher les faibles et les infirmes de s’y ranger, pour y vaquer à la perfection du divin amour. » C’est ce qui lui fit choisir la règle de saint Augustin, « car, disait-il, il n’y a rien de si doux que saint Augustin, ses écrits sont la suavité même, sa règle est tellement animée de l’esprit de charité qu’en tout et partout elle ne respire que douceur, suavité et bénignité, et par ce moyen est propre à toutes sortes de personnes, de nations et de complexions. » Mais si le nouvel institut, fait pour des santés faibles, et des âmes généreuses, ne présente rien qui puisse affaiblir le corps, d’autre part, il n’oublie rien de ce qui peut crucifier l’esprit.

Saint François de Sales remplaça la récitation du grand office par celle du petit office de la sainte Vierge, étant persuadé que l’obligation à un seul office, toujours le même, leur permettrait de le mieux réciter, « car, disait-il, il y a de la piété et compassion d’ouïr les fautes ineptes et ridicules que commettent beaucoup de religieuses presque à chaque mot, d’autant qu’il n’y en a pas qui prononcent plus mal latin que les Françaises. »

Nouvelles fondations

Les maisons de l’Ordre se multiplièrent rapidement. En allant fonder celle de Paris, sainte Chantal passa par Bourges, où elle visita l’archevêque son frère. Celui-ci prétendait garder sa sœur avec lui quelques années au moins, et il fit défendre sur toute la route de Paris, de lui donner un équipage. « Monseigneur, il n’importe, lui dit la Sainte, s’il n’y a pas d’équipage, l’obéissance a de bonnes jambes, nous irons fort bien à pieds. »

Monseigneur de Bourges céda, et le monastère de Paris fut fondé malgré les oppositions les plus puissantes et les plus obstinées. La misère était extrême. Sainte Chantal était réduite à s’asseoir par terre. L’hiver il leur était impossible d’avoir du bois ni des couvertures. Plusieurs couchaient sur des fagots au grenier, et se réveillaient couvertes de neige !…

Dans une lettre à saint François de Sales, la Sainte nous révèle jusqu’à quel degré son cœur était détaché de tout : « Mon Dieu, mon vrai Père, écrivait-elle, que le rasoir a pénétré avant ! Jésus daigne me continuer ce bonheur ! Il nous est aisé de quitter ce qui est autour de nous ; mais quitter notre peau, notre chair, nos os, et tout notre intérieur, qui est ce que nous avons fait, ce me semble, c’est une chose grande, difficile et impossible à un autre qu’à la grâce de Dieu. »

Et saint François de Sales répondait : « C’est la fin de la Transfiguration, ma très chère Mère, de ne plus voir ni Moïse, ni Elie, ainsi le seul Jésus. Il faut donc demeurer à jamais toute dépouillée. »

A Orléans mêmes obstacles, même résignation. Un certain personnage d’Eglise leur demanda assez rudement » à quoi elles servaient. Elles occupaient la place de quelque bon marchand qui travaillerait pour la ville et irait faire la garde à son tour. » A quoi la supérieure répondit finement : « Je crois, Monsieur, que selon votre robe vous parlez de la garde du cœur, et vous puis assurer qu’il n’y a pas une de nos religieuses qui ne fassent à toute heure guet et garde sur ses sens, crainte de quelque surprise en la forteresse de son intérieur ; et quant à ce qui est du travail, si vous nous faites la faveur de nous en donner, vous verrez que nous ne sommes point des filles fainéantes. »

On ne les recevait pas partout ainsi. A Grenoble, les dames de la ville leur faisaient souvent apporter leur dîner tout apprêté, afin, disaient-elles, qu’elles demeurassent tout le jour, comme sainte Madeleine, aux pieds du Sauveur, sans se divertir à l’action de Marthe.

A Turin, l’enthousiasme fut fort au comble. La vénérable Mère de Chantal fut partout traitée comme une sainte. Les routes étaient bordées de paysans qui se mettaient à genoux, et lui demandaient sa bénédiction. On tirait du canon sur son passage, les évêques venaient la saluer comme le plus grand trésor qui fut au monde. Les princes et les princesses lui faisaient cortège.

L’humilité de la Sainte s’effraya d’abord de ces témoignages de respect. « Ces gens-là se méprennent, disait-elle en pleurant, ils ne savent pas qui je suis. » Plus tard, quand elle eut atteint le dernier degré de la mort à soi-même, elle ne s’apercevait plus de ces honneurs, et ne se doutait même pas qu’en cela il se put agir d’elle.

Elle se reposa quelque temps à la Visitation du val d’Aoste. Plusieurs séculiers et un très dévot chanoine de la cathédrale vinrent se jeter à ses pieds et lui rendre compte de leur conscience. On lui coupa son voile pour avoir de ses reliques.

Le lieutenant de la province chercha des porteurs pour la litière de la Sainte. L’un d’entre eux, homme très robuste, fut tout à coup saisi d’un tel accablement qu’il succomba sous sa charge. Tout étonné, le lieutenant lui ordonna de remuer une pierre qu’il lui montra et que quatre hommes des plus vigoureux auraient eu peine à ébranler. Il la fit rouler avec tant d’aisance qu’il semblait se jouer. C’est que le malheureux avait sur la conscience un poids énorme de crimes, et le Seigneur ne voulait pas qu’un vil esclave de Satan fut chargé d’un si précieux fardeau.

Mort de saint François de Sales

Les deux saints fondateurs s’étaient donnés rendez-vous à Lyon. Le matin de son départ d’Annecy, le saint évêque vint dire la messe au couvent de la Visitation, et en quittant les religieuses : « Adieu, mes filles, leur dit-il, jusqu’à l’éternité ;

- Monseigneur, Dieu vous ramène bientôt.

- Et s’il lui plaisait de ne pas me ramener, en serait-il moins aimable ? »

Sur la porte l’attendait la sœur tourrière : « Ah ! Monseigneur, lui dit-elle, le cœur me dit que nous ne nous reverrons plus. – Nous nous reverrons plus tôt que vous ne pensez. » lui dit saint François de Sales. Et ils moururent à peu de jours l’un de l’autre.

Il passa à la Visitation de Belley. La sœur Simplicienne lui dit encore en sanglotant : « Je sais, monseigneur, que vous mourrez cette année, mais je vous prie de demander à Dieu que cela ne soit pas.

- O ma fille, ne me priez pas de cela, car je ne le ferai pas.

- Eh bien ! moi, je le ferai.

- Gardez-vous en bien, ma chère fille. Hélas ! ne serez-vous pas bien aise que je m’en aille reposer. Voyez, je suis si las et si pesant que je ne me puis plus porter. D’ailleurs je vous laisse notre Mère de Chantal qui vous suffira. »

A Lyon, les plus hauts personnages sollicitaient l’honneur de le loger. Il préféra une petite chambre dans la maison de jardinier de la Visitation, pour être plus près de ses filles, disant que d’ailleurs il n’était jamais mieux que quand il n’était guère bien.

Les deux saints fondateurs s’entretinrent longuement des affaires de leur Congrégation. Avant de se séparer, sainte Chantal ne put s’empêcher de lui dire : « Mon Père, je ne doute que vous soyez un jour canonisé, et j’espère y travailler moi-même. – Dieu pourrait faire ce miracle, répondit le saint, mais ceux qui doivent traiter ma canonisation ne sont pas encore nés. »

Le jour de Noël, il parut à l’autel comme un séraphin. Les anges eux-mêmes l’assistèrent au saint sacrifice, et le divin Enfant s’y rendit visible.

Le bienheureux mourut deux jours après. Sainte Chantal était à Grenoble et priait pour son directeur, lorsqu’elle entendit une voix qui lui dit : Il n’est plus, et elle apprit sa mort peu de temps après. Elle se fit de telles violences pour arrêter ses larmes, que son estomac enfla avec de grandes douleurs.

Après avoir fait porter les restes du saint évêque à Annecy, dans la chapelle du couvent, elle s’occupa de sa canonisation. Les commissaires qui furent envoyés pour visiter son tombeau trouvèrent son corps intact. La Mère de Chantal leur demanda la permission de le toucher. Comme elle s’approchait, le bienheureux étendant lui-même le bras, serra doucement sur son cœur, la tête de sa sainte coopératrice.

Ravissements – Martyre d’amour

Un jour que le cardinal de Bérulle avait communié sainte Chantal sans la connaître, il dit en parlant d’elle au sortir de la messe : « Le cœur de cette dame est un autel où le feu de l’amour divin ne s’éteint point, et il deviendra si véhément qu’il ne consumera pas seulement le sacrifice, mais l’autel même. »

La Sainte avait fréquemment des extases. En la fête de saint Basile, pendant la récréation, elle fut violemment assaillie par l’amour divin. Quand elle put parler, s’adressant aux sœurs : « Mes chères filles, leur dit-elle, saint Basile et la plupart de nos saints Pères et piliers de l’Eglise n’ont pas été martyrisés : pourquoi vous semble-t-il que cela soit arrivé ! »

Après que chacune eut répondu : « Et moi, dit-elle, je pense que c’est qu’il y a un martyre qui s’appelle le martyre d’amour, dans lequel Dieu soutenant la vie de ses serviteurs, les rends à la fois martyrs et confesseurs. »

Une sœur demanda en quoi il consistait : « Donnez votre volonté à Dieu, dit-elle, et vous le sentirez.

- Et combien de temps dure ce martyre ?

- Depuis le moment où l’âme se livre à Dieu, jusqu’à l’heure de la mort. Mais cela s’entend des cœurs généreux et qui, sans se reprendre, sont fidèles à l’amour ; car les cœurs faibles, Notre-Seigneur ne s’applique pas à les martyriser, il se contente de les laisser rouler leur petit train, de crainte qu’ils ne lui échappent s’il les pressait.

- Ce martyre d’amour peut-il égaler le martyre corporel ?

- Oui, certes, l’un ne le cède pas à l’autre ; car l’amour est fort comme la mort, et les martyrs d’amour souffrent plus en gardant leur vie pour faire la volonté de Dieu, que s’il en fallait donner mille pour témoignage de leur foi, de leur amour et de leur fidélité. »

Ce martyre faisait cruellement souffrir notre Sainte. Elle était assaillie des plus affreuses tentations. « Il y a quarante-et-un ans, disait-elle, que les tentations m’écrasent. J’espérais en Dieu quand même il m’aurait tuée et anéantie pour jamais. »

Bientôt il lui fut impossible de diriger les autres. Une religieuse lui parlant de quelques peines intérieures : « O ma Sœur, ne poursuivez pas, lui dit-elle. De toutes les tentations spirituelles dont mes filles me parlent, je suis soudain attaquée. Dieu me donne de quoi les consoler, et moi je demeure dans ma misère. »

Un jour qu’elle répandait son âme devant Dieu avec un flot de larmes, saint François de Sales lui apparut : « Mon bienheureux Père, que vous plaît-il que je fasse ? s’écrie-t-elle. – Ma fille, Dieu veut que vous paracheviez avec amour et courage ce que l’amour vous a fait commencer. »

Mort de sainte Chantal

La Sainte fut attaquée à Moulins d’une inflammation de poitrine qui la conduisit promptement au tombeau.

Elle fit venir ses filles autour de son lit de douleurs : « Voici donc la dernière fois que j’ai à vous parler, leur dit-elle, puisque telle est la volonté de Dieu. Je vous recommande de tout mon cœur le respect et l’obéissance à vos Supérieurs, regardant Notre-Seigneur en eux. Soyez parfaitement unies les unes aux autres, mais de la véritable union des cœurs. Ne faites nul état des choses de cette vie qui passe ; pensez seulement que vous vous trouverez un jour au même état où vous me voyez à présent. »

Les miracles éclatèrent sur son cercueil. Un jeune libertin se présenta pour baiser les pieds de la Sainte ; mais au moment où il approchait ses lèvres, la Sainte retira ses pieds.

Le lendemain de sa mort, saint Vincent de Paul vit son âme, sous la forme d’un globe de feu, monter au ciel, se joindre à un autre globe plus grand et plus lumineux, et s’abîmer avec lui dans une mer de feu. En même temps il lui fut dit intérieurement que le premier globe était l’âme de sainte Chantal, le second, celle de saint François de Sales, et que la mer de feu représentait l’essence divine. Dieu voulait montrer, par cette ardente image, de quoi était faite l’âme de cette femme incomparable.