Sainte Elisabeth de Hongrie

Fête le 19 novembre


Nous avons à raconter l’histoire d’une fille de roi qui fut au comble des joies de la terre et qui en connut les extrêmes misères, qui ne vécut que 24 ans et fut le modèle accompli des enfants et des fiancées, des épouses et des mères, des veuves et des religieuses, des riches et des pauvres, prompte à se sanctifier à l’adversité comme dans la prospérité. Sainte Elisabeth eut pour père André II, roi de Hongrie et pour mère Gertrude de Méranie. Elle vint au monde en l’an de grâce 1207, à Presbourg, son baptême fut célébré avec une grande magnificence. On la porta à l’église sous un dais formé des plus riches étoffes que l’on ait pu trouver.

Elisabeth n’avait encore que trois ans et dès lors elle donnait des marques non équivoques d’une sainteté précoce. Son cœur en même temps que son esprit s’ouvrait à tous les sentiments de la Foi et à tous les préceptes de la charité. Les pauvres étaient ses meilleurs amis et on se plaisait à remarquer que depuis la naissance de cette enfant bénie, les guerres avaient cesser en Hongrie, les dissensions intérieures s’étaient apaisées, les excès et les blasphèmes étaient moins fréquents. Tant il est vrai, qu’il suffit d’une âme sainte pour sanctifier tout un peuple. Prions Dieu qu’il nous donne des saints, et le monde sera sauvé.

Dieu jaloux de la gloire de ses élus, entoura le berceau de l’humble Elisabeth d’une auréole de poésie et de gloire populaire. Le landgrave duc de Thuringe, Hermann, favorisait de tout son pouvoir les savants et les poètes ; or l’un d’eux, le célèbre Khingsohr connu dans toute la Germanie, inspiré sans doute d’en haut, avait dit un jour aux seigneurs d’Hesse et de Thuringe :

« Je vous apprendrai quelque chose de nouveau et de joyeux aussi ; je vois une belle étoile qui se lève en Hongrie et qui rayonne de là à Marbourg et de Marbourg dans le monde entier. Sachez que cette nuit même, il est né à Monseigneur le roi de Hongrie une fille qui sera donnée en mariage au fils du prince d’ici, qui sera sainte et dont la sainteté réjouira et consolera toute la chrétienté. »

Les assistants entendirent cette parole avec grande joie et allèrent le répéter au duc. Celui-ci ayant su qu’en effet le roi de Hongrie avait eu une fille, s’enquit avec soin des dispositions de cette enfant et apprit avec bonheur tout ce qu’on disait de sa sainteté. Un inconnu lui raconta qu’étant aveugle depuis quatre ans, il avait été subitement guéri par l’attouchement de la jeune princesse. « Toute la Hongrie, ajouta-t-il, se réjouit de cette enfant car elle a apporté la paix avec elle ! »

C’en fut assez pour décider Hermann à demander la main de la jeune fille, au nom de son fils Louis. Il envoya des ambassadeurs au roi de Hongrie et celui-ci ayant favorablement accueilli leur demande, la petite Elisabeth seulement âgée de quatre ans leur fut amenée enveloppée d’une robe de soi brodée d’or et d’argent. On la coucha dans un berceau d’argent massif et les ambassadeurs l’emmenèrent au milieu des larmes des parents et du peuple qui la chérissait.

Les fiançailles furent célébrées aussitôt après l’arrivée des ambassadeurs. Il y eut des banquets et des fêtes somptueuses donnés au peuple et dès lors Louis, âgé alors de onze ans, et Elisabeth élevés ensemble, partagèrent les mêmes jeux et ne firent plus qu’un cœur et qu’une âme.

La sainte enfant, chaque fois qu’elle pouvait, entrait dans la chapelle du château ; faisait ouvrir un grand psautier, bien qu’elle ne sut pas lire, puis pliant ses petites mains et levant les yeux vers le ciel, elle se livrait avec un recueillement merveilleux à la méditation et à la prière.

Souvent elle conduisait ses amies au cimetière et leur disait :

- Souvenez-vous que nous serons un jour rien que de la poussière. Ces gens ont été vivants comme nous le sommes et sont maintenant morts comme nous le serons ; c’est pourquoi il faut aimer Dieu ; mettons-nous à genoux et dites avec moi : Seigneur par votre mort cruelle et par votre chère Mère Marie, délivrez ces pauvres âmes de leur peine ; Seigneur, par vos cinq plaies sacrées, faites nous sauves.

Sa charité était sans borne. Elle donnait tout ce qu’elle avait et allait sans cesse dans les offices et les cuisines du château pour y ramasser des restes qu’elle portait avec soin aux pauvres affligés, ce qui éveillait déjà contre elle le mécontentement des officiers de la maison ducale.

Tous les jours elle cherchait quelque moyen de briser sa volonté dans les petites choses pour s’habituer aux grands sacrifices. Dans ses jeux, quand elle gagnait et que le succès la rendait toute joyeuse, elle cessait tout à coup en disant :

- Maintenant que je suis en veine de bonheur, je vais m’arrêter pour l’amour de Dieu.

Elisabeth avait à peine atteint sa neuvième année quand elle perdit son beau-père le landgrave Hermann, qui avait toujours été un père pour elle. Louis, son fiancé, était trop jeune encore pour gouverner par lui-même. Il était sous la surveillance de sa mère la duchesse Sophie qui voyait avec déplaisir l’extrême dévotion d’Elisabeth et lui faisait d’amers reproches.

Un jour de l’Assomption, la duchesse Sophie emmena avec elle Agnès et Elisabeth, leur disant :

- Descendons à la ville, allons à l’église de notre chère Dame. Mettez vos plus beaux habits et vos couronnes d’or. Les jeunes princesses obéirent, elles allèrent à l’église et se prosternèrent devant un grand crucifix. A la vue du Sauveur mourant, Elisabeth déposa sa couronne et se prosterna le visage contre terre.

- Qu’avez-vous donc ? lui dit brusquement la duchesse. Qu’allez-vous faire de nouveau mademoiselle Elisabeth ? Les demoiselles doivent se tenir droites et ne pas se jeter par terre comme des folles ou comme de vieilles nones qui se laissent tomber à la façon de rosses fatiguées. Ne pouvez-vous pas faire comme nous au lieu de faire comme les enfants mal élevés. Est-ce que votre couronne est trop lourde, à quoi sert de rentrer ainsi ployée en deux comme un paysan ?

Elisabeth se releva humblement :

- Chère dame, ne m’en voulez pas. Voici devant mes yeux mon Dieu et mon roi, ce doux et miséricordieux Jésus, qui est couronné d’épines aiguës, et moi qui ne suit qu’une vile créature, je resterais devant lui couronnée de perles, d’or et de pierreries ! ma couronne serait une dérision de la sienne !

Et aussitôt elle se mit à pleurer amèrement car l’amour du Christ avait déjà blessé son tendre cœur. Elle se prosterna comme auparavant et les deux autres princesses se virent obligées de faire comme elle pour éviter un contraste fâcheux, ce qui leur aurait été aussi agréable de ne pas faire, ajoute le chroniqueur.

Non content de l’injurier en public et en particulier, les officiers de la cour cherchèrent à détourner le jeune Louis de l’amour qu’il avait loué à Elisabeth. Ils disaient tout haut qu’une pareille béguine n’était pas faite pour leur prince et qu’il fallait la renvoyer à son père. Mais Louis fut aussi sourd à leurs discours qu’il était à ceux de sa mère et de sa sœur Agnès. Son amour pour Elisabeth augmentait chaque jour. Il voyait avec joie et admiration ce qui lui attirait les sarcasmes du monde. Plus les méchants l’obsédaient de conseils perfides, plus il l’aimait, et bientôt il profita de toutes les occasions qui s’offraient à lui pour pouvoir, sans offenser sa mère, aller la consoler secrètement.

Enfin, en 1220, malgré tant d’oppositions, le mariage fut célébré au château de Watebourg. Louis avait vingt ans, Elisabeth n’en avait que treize. Tous deux étaient innocents, encore plus par le cœur que par l’âge, tous deux étaient unis encore plus par la foi que par la tendresse, ils s’aimèrent en Dieu, nous dit-on, d’un incroyable amour et c’est pourquoi les saints anges demeuraient autour d’eux.

Louis était digne de la sainte que Dieu lui avait donné pour épouse. Sa mâle beauté était célèbre parmi ses contemporains, mais elle était surpassée par la beauté de son âme. Intrépide en présence du danger, il était modeste et pudique comme une jeune fille. Ce n’était cependant pas le fruit d’une jeunesse dérobée à tout péril, mais celui d’une volonté ferme et enracinée dans le bien. Livré à lui-même au moment d’entrer dans l’adolescence, maître à seize ans d’une des principautés les plus riches de l’Allemagne, entouré de tous les prestiges du pouvoir et du luxe, environné surtout par de perfides conseillers, jamais il ne fléchit, jamais il ne ternit de l’ombre la plus légère la fidélité qu’il avait promise à Dieu, à lui-même et à celle qu’il aimait en Dieu.

Louis, était dans toute la vérité, un souverain chrétien. Passionné pour la justice, il employait toute la sévérité nécessaire pour punir les violateurs de ses lois. Il éloigna de la cour et priva de leurs emplois ceux qui opprimaient le peuple et qui étaient orgueilleux envers les pauvres. Les blasphémateurs étaient condamnés à porter pendant un certain temps un signe public d’ignominie. Inflexible envers ceux qui outrageaient la loi de Dieu, il était plein d’indulgence envers ceux qui lui manquaient à lui-même. Il était d’une prudence consommée et d’une véracité à toute épreuve. En un mot, toute sa vie pouvait se résumer dans la noble devise qu’il s’était choisie : Piété, chasteté, justice.

Elisabeth, de son côté, unissait en elle tous les avantages extérieurs de toutes les vertus qui pouvaient la rendre chère à son mari. Malgré sa grande jeunesse et la vivacité presque enfantine de son amour pour lui, elle n’oubliait jamais qu’il était son chef comme Jésus-Christ est le chef de l’Eglise et elle lui était soumise. Du reste, il lui accordait une pleine liberté pour ses œuvres de prières et de charité, et elle, se confiant en sa piété et la sagesse de son époux, ne lui cachait aucune de ses mortifications. Ils se faisaient mutuellement de douces exhortations pour avancer ensemble dans le chemin de la perfection et cette sainte émulation les fortifiait et les maintenait dans le service de Dieu.

Elisabeth sentait que la grâce que Dieu lui avait faite en l’unissant à un si saint mari, l’obligeait à une fidélité plus grande envers son bienfaiteur céleste et son bonheur ne lui faisait pas oublier que nous sommes sur la terre pour souffrir, pour expier et pour mériter le ciel. Sous ses riches vêtements elle portait toujours un cilice ; tous les vendredi et chaque jour en carême, elle se faisait donner la discipline et reparaissait ensuite à la cour avec un visage joyeux, car elle détestait toute espèce d’exagération extérieure dans les œuvres de piété et disait de ceux qui prennent en priant un visage morne et sévère :

- Ils ont l’air de vouloir épouvanter le bon Dieu ; qu’ils lui donnent donc ce qu’ils peuvent de bon cœur.

Le tendre amour d’Elisabeth envers les pauvres augmentait chaque jour. Elle donnait si rapidement ce qu’elle avait qu’il lui arriva souvent d’être obligée de prendre de ses propres vêtements pour soulager les malheureux.

De pauvres paysans étant venus se plaindre à elle que les serviteurs du duc leur avaient enlevé tous leurs bestiaux, elle courut chez son époux et en obtint la restitution immédiate ; après quoi elle s’écria :

- Leur bétail leur est rendu, mais qui leur rendra leurs larmes ?

Elisabeth aimait à porter aux pauvres non seulement l’argent mais les vivres. Un jour qu’elle descendait un petit sentier très rude et que l’on montre encore, portant dans son manteau du pain, de la viande, des œufs et autres mets destinés aux pauvres, elle se trouva tout à coup en face de son mari.

- Voyons ce que vous portez, dit-il.

Et en même temps il ouvre le manteau serré contre sa poitrine. Mais il n’y avait plus que des roses blanches et rouges, ce qui le surprit d’autant plus, que ce n’était plus la saison des fleurs. Elisabeth se troublant, il voulut la rassurer ; mais il s’arrêta tout à coup en voyant apparaître sur sa tête une image lumineuse en forme de crucifix.

Parmi tous les malheureux, les lépreux étaient l’objet de la plus tendre sollicitude d’Elisabeth. Ayant rencontré un jour un de ces infortunés qui souffrait en outre d’une maladie de la tête et dont l’aspect était horrible, elle le fit venir en secret, lui coupa elle-même les cheveux, le lava et pansa sa tête qu’elle tenait sur ses genoux.

Un jeudi saint, elle rassembla un grand nombre de lépreux, leur lava les pieds et les mains, puis se prosternant devant eux, elle baisa humblement leurs plaies et leurs ulcères.

Une autre fois, pendant l’absence du duc, Elisabeth, ayant soigné les pauvres et les malades avec un redoublement de zèle, prit l’un d’eux, un pauvre petit lépreux que tout le monde rebutait, le baigna elle-même, l’oignit d’un onguent et le déposa dans son propre lit. Le duc était revenu sur ces entrefaites, et prévenu par sa mère, était près à se courroucer contre Elisabeth, quand, à la place de l’enfant lépreux, il vit Jésus-Christ lui-même crucifié et étendu dans le lit.

Sainte Elisabeth ayant établi dans la capitale de ses Etats, à Eisenach, un couvent de Franciscains, elle apprit par eux à connaître le Tiers-Ordre de Saint-François, et elle fut la première en Allemagne qui s’y associa. Elle en observa la règle avec une scrupuleuse fidélité.

Dieu se plaisait parfois à récompenser par des prodiges l’esprit de pauvreté et de détachement de son humble servante.

Un jour qu’il y avait à la cour de Thuringe une grande assemblée de seigneurs, le duc vint tout affligé auprès de sa femme, lui reprochant de n’avoir aucun vêtement richement brodé et qui leur fit honneur :

- Mon cher seigneur, il faut, répond la duchesse, que cela ne t’inquiète pas, car je suis bien résolue à ne jamais mettre ma gloire dans mes vêtements. Je saurai bien m’excuser envers ces seigneurs et je m’efforcerai de les traiter avec tant de gaieté et d’affabilité, que je leur plairai tout autant que si j’avais les plus beaux habits.

Et aussitôt elle se met en prières, demandant à Dieu de lui venir en aide. Or, au grand étonnement du duc, elle parut revêtue d’un manteau en velours d’azur tout parsemé de perles. Questionné par son époux, elle lui sourit doucement :

- Voilà, fit-elle, ce que sait faire le Seigneur quand cela lui plaît.

Cependant le moment de l’épreuve arrivait. A l’appel du souverain Pontife, les princes chrétiens s’étaient armés pour aller combattre les infidèles et le pieux vaillant Louis s’était enrôlé des premiers dans la sainte milice.

Malgré sa trop légitime douleur Elisabeth lui avait dit :

- Contre le gré de Dieu, je ne veux pas te garder. Que Dieu t’accorde la grâce de faire en tout sa volonté ! je lui ai fait le sacrifice de toi et de moi-même. Que sa bonté veille sur toi ! que tout bonheur soit avec toi à jamais ! Pars donc au nom de Dieu.

Louis partit couvert des larmes de sa chère Elisabeth, pour qui le bonheur d’ici-bas était à jamais évanoui. En effet, Louis ne devait pas revenir : il mourut en route, laissant aux chevaliers qui l’entouraient, le douloureux devoir de rapporter à Elisabeth les dernières paroles de tendresse qu’il prononça ne pensant qu’à elle.

De leur chaste et courte union Louis et Elisabeth avaient eu quatre enfants. Hermann, l’aîné, devait succéder à son père, sous la tutelle de ses oncles Henri et Conrad ; mais ces hommes dénaturés, au lieu de protéger la veuve et les orphelins, chassèrent Elisabeth et ses enfants du palais, lui refusant d’emporter quoique ce fût avec elle. La fille des rois descendit à pied le rude sentier qui menait à la ville. Elle portait dans ses bras son plus jeune enfant, qui n’avait pas deux mois ; les trois autres qui n’avaient pas voulu l’abandonner, la suivaient. Le froid était rigoureux. Elisabeth, au temps de sa grandeur, avait comblé les habitants d’Eisenach de ses bienfaits : aucun cependant, de crainte du duc Henri, ne voulut la recevoir. Elle ne trouva d’asile que dans le trou aux pourceaux. Ce dernier degré d’humiliation ramena le calme dans son âme ; elle sécha ses larmes, et elle se sentit remplie d’une joie surnaturelle. Elle entendit sonner matines chez les Franciscains, entra dans leur église, et là, elle épancha son âme dans les élans de la plus vive reconnaissance envers le Dieu pauvre et humilié qui l’appelait à l’honneur de partager ses opprobres.

Cependant la vue de ses pauvres enfants, mourant de froid et de faim, ramena dans Elisabeth le sentiment de la douleur. Elle s’accusa alors d’être la cause de tant de maux. Elle attribuait à ses péchés un châtiment si grand.

L’ingratitude humaine ne se montra jamais plus grande que chez les habitants d’Eisenach. Personne n’avait pitié de la jeune et infortunée duchesse.

Il y avait entre autre une vieille mendiante, affligée de plusieurs infirmités graves et qui avait été longtemps l’objet des soins d’Elisabeth. Un jour que celle-ci passait un ruisseau bourbeux qui traverse Eisenach et sur lequel on avait jeté quelques pierres étroites pour aider les passants à le franchir, elle y rencontra cette même vieille qui, heurtant rudement la jeune et faible femme, la fit tomber :

- Tu n’as pas voulu vivre en duchesse pendant que tu l’étais ; te voilà pauvre et couchée dans la boue ; ce n’est pas moi qui te ramasserai.

Elisabeth se releva en riant.

- Voilà, dit-elle, pour l’or et les pierreries que je portais autrefois.

Cependant la famille d’Elisabeth s’émut en apprenant ses épreuves et, tour à tour, sa tante, l’abbesse Mathilde, et son oncle l’évêque de Ramberg, lui donnèrent asile à elle et à ses enfants. Ils voulurent même la décider à se remarier et à épouser l’empereur Frédéric II, mais autre étaient les pensées d’Elisabeth. Momentanément séparée du mari qu’elle avait tant aimé, elle n’avait plus de pensées que pour Dieu, et dans son cœur de vingt ans le dernier cri de la nature vaincue fut le dernier qu’elle poussa en revoyant les restes de son époux bien-aimé :

« Vous savez, ô mon Dieu ! combien j’ai aimé cet époux qui vous aimait tant ; vous savez que j’aurais mille fois préféré à toutes les joies du monde sa présence qui m’était si délicieuse ; vous savez que j’aurais voulu vivre toute ma vie dans la misère, lui pauvre et moi pauvresse, mendiant de porte en porte le bonheur d’être avec lui, si vous l’aviez permis, ô mon Dieu ! Maintenant je l’abandonne et je m’abandonne moi-même à votre volonté. Et je ne voudrais pas, quand même je le pourrais, racheter sa vie au prix d’un seul cheveu de ma tête, à moins que ce ne fût votre volonté, ô mon Dieu ! »

Les chevaliers qui avaient accompagné le duc Louis et ramené ses restes en Thuringe ne purent voir sans indignation la conduite d’Henri et de Conrad à l’égard de leur sainte belle-sœur. Leurs remontrances et peut-être surtout leurs menaces décidèrent les princes à lui rendre justice, à réintégrer le jeune landgraff Hermann dans ses droits héréditaires et à rappeler Elisabeth au château de la Watebourg. Elisabeth n’eut pour eux que des paroles de douceur.

Du reste, le duc Henri à qui appartenait de droit la régence pendant la minorité d’Hermann, la combla désormais d’égards et lui laissa une entière indépendance pour ses œuvres de piété et de charité. Elle prit l’habit de sainte Claire, la tunique grise et le cordon de saint François, conserva ce costume toute sa vie et marcha désormais nu-pieds. Mais tout cela était peu, elle fit le sacrifice héroïque de se séparer de ses enfants. Deux de ses filles furent placées, suivant les mœurs catholiques de ce temps, dans des couvents, où elles prirent plus tard le voile ; une autre était fiancée au duc de Brabant, et son fils aîné Hermann succéda à son père sous la tutelle de son oncle.

- Dès lors cette sainte femme, cette princesse, cette veuve de vingt-deux ans put dire en toute vérité : « Je vis, mais ce n’est plus moi qui vis, c’est Jésus-Christ qui vit en moi. »

En effet, cette âme toujours si généreuse devint plus généreuse encore. Elle remplaça ses deux fidèles compagnes par des personnes acariâtres, dont le mauvais caractère devait lui permettre d’exercer la patience jusqu'à l’héroïsme, car elle se fit, de maîtresse, servante, et jamais servante ne fut aussi mal menée, injuriée, par ses maîtres qu’Elisabeth, sans cesse accusée de ne savoir ni balayer ni faire une soupe. Elle s’efforçait au milieu de ses affronts, de dissimuler le don des miracles qui éclataient sans cesse sur les infirmes et sur les âmes délaissées.

Un jour, rapportent les chroniqueurs, qu’elle était malade et qu’elle semblait dormir retournée contre la muraille, une de ses compagnes entendit comme une douce mélodie s’échappant du gosier de la malade.

- O madame, lui dit-elle, que vous avez délicieusement chanté !

- Quoi répondit Elisabeth, as-tu donc entendu quelque chose ? Je te dirai qu’un charmant petit oiseau est venu se poser entre moi et la muraille ; et il m’a chanté pendant longtemps d’une manière si douce et si suave, et il a tellement réjoui mon cœur et mon âme, qu’il m’a bien fallu chanter aussi. Il m’a révélé que je mourrais dans trois jours.

C’était sans doute, ajoute le chroniqueur, son ange gardien qui venait annoncer les joies éternelles.

Ainsi miraculeusement avertie, Elisabeth se prépara aux noces de l’Agneau dans une prière continuelle. Elle purifia sa sainte âme par une confession nouvelle, et expira en prononçant ces paroles :

« O Marie ! viens à mon secours... Le moment arrive où Dieu appelle ses amis à ses noces... L’époux vient au-devant de l’épouse. Silence ! Silence ! »

C’était dans la nuit du 19 novembre 1231.