Saint Crispin de Viterbe

Fête le 23 mai


Légende de la gravure

Saint Crispin, jardinier en son couvent des Capucins de Monte-Rotondo, organise au fond du jardin un petit autel à la Sainte Vierge, et y apporte des fleurs.


Premières années

Ce fut à Viterbe, dans les Etats dont la sainte Eglise de Dieu a été naguère si injustement dépouillée, que naquit le grand serviteur de Marie, frère Crispin, en l’an du Seigneur 1668. Son père était un honnête ouvrier, nommé Ubald Fioretti ; sa mère s’appelait Marzia. A son baptême, il reçut le nom de Pierre qu’il devait plus tard changer pour celui sous lequel il est connu et honoré.

De bonne heure, Marzia inspira à son enfant une tendre dévotion envers la Très sainte Mère de Dieu. Lorsqu’il eut atteint sa cinquième année, elle le conduisit à l’église de Notre-Dame della Quercia, où, après s’être longuement prosternée devant l’image miraculeuse qu’on y vénère, elle l’offrit et le consacra à Marie : « Regarde, mon enfant, dit-elle au jeune Pierre, voilà ta Mère : je te donne à elle pour toujours ; aime-la de tout ton cœur. »

Depuis lors, Pierre n’appela plus la Sainte Vierge que sa Mère et sa Dame. Il jeûnait à la vigile de ses fêtes et tous les samedis, en son honneur. Il l’invoquait fréquemment, et Marie exauçait ses prières.

Un jour, il tomba du haut d’un arbre avec quelques-uns de ses petits camarades. Tous furent grièvement blessés, à l’exception de notre bienheureux qui se releva sans la moindre égratignure. Il avait imploré le secours de sa Mère, et Marie l’avait soutenu dans sa chute.

A un âge si tendre, il se levait la nuit pour prier Dieu, ou pour s’étendre sur la terre nue, et mortifiait son petit corps par de rudes disciplines.

A dix ans, ses parents le firent étudier quelque peu. Ils le placèrent ensuite chez un de ses oncles, qui était cordonnier. Toutes les semaines, quand il était satisfait de son travail, cet oncle lui donnait une petite pièce d’argent. Le bienheureux courait bien vite acheter un bouquet de fleurs. « Donnez-moi les plus belles que vous ayez, disait-il au marchand ; c’est pour les offrir à une grande Dame. » Cette Dame était la Sainte Vierge, sa bonne Mère.

Il déposait le bouquet devant sa statue et demeurait là de longues heures en prière, n’entendant que Jésus, ne voyant que Marie.

Le bienheureux Crispin, Capucin

Une si belle fleur n’était pas destinée à se faner au contact du monde : Notre-Seigneur la cueillit et la plaça dans un vase précieux.

Un jour que les novices du couvent des Capucins passaient en procession, le saint jeune homme fut profondément touché de leur recueillement et de leur ferveur. Dès lors, tout son désir fut de les imiter. Il s’adressa au Provincial qui lui permit d’entrer au Noviciat.

Ce ne fut pas sans une vive douleur que sa mère le vit s’éloigner pour toujours du toit paternel. Le bienheureux la consola le mieux qu’il put : « Pourquoi pleurez-vous ? lui dit-il. Ne m’avez vous pas donné à la Très Sainte Vierge dès l’âge de cinq ans ? Voudriez-vous aujourd’hui reprendre ce que vous lui avez offert ? Vous n’avez fait aucune réserve ; je ne m’appartiens donc plus ? »

Le gardien du couvent, voyant sa petite taille, ses traits pâles et amaigris, craignit qu’il ne pût supporter les rigueurs de la règle. Il refusa tout d’abord de l’admettre au nombre des novices ; mais le Provincial intervint, et, quelques jours après, le bienheureux pouvait revêtir l’habit de Saint-François. Il changea son nom pour Crispin, en souvenir du métier qu’il avait exercé dans le monde. Il avait alors vingt-cinq ans.

A l’exemple de saint Félix de Cantalice dont le glorieux souvenir était encore vivant dans l’ordre des Capucins, le saint religieux ne voulut jamais être que simple frère convers. Cette âme candide ne se croyait pas assez pure pour les sublimes fonctions de l’autel. En conséquence, il allait à la quête, soignait les malades, servait les frères, cultivait le jardin.

Le frère Crispin, cuisinier

Après un noviciat passé tout entier dans la prière et l’austérité, le bienheureux fut admis à faire profession. Puis on l’envoya au couvent de la Tolfa, où il fut chargé de la cuisine. Son premier soin fut d’y élever un petit autel à la Sainte Vierge où il chantait tous les soirs avec deux autres frères les litanies de la Bonne Mère.

Une cruelle épidémie promenait alors ses ravages dans la contrée. Une bienfaitrice du couvent en fut atteinte, et elle était sur le point de mourir, lorsqu’à sa prière, le gardien du couvent lui envoya le frère Crispin dont les mérites et les vertus étaient déjà connus de tous. Le bienheureux fit le signe de la croix sur le front de la malade, avec la médaille de son chapelet, qui représentait l’Immaculée Conception. Elle fut guérie à l’instant.

Le bruit de se prodige se répandit au loin, et tous les malades de la Tolfa eurent recours à l’intercession de l’humble religieux pour être délivrés de leurs infirmités. Il en guérit un très grand nombre au moyen de cette médaille.

La renommée du saint religieux franchit bien vite les murs du cloître pour se répandre dans toutes les provinces voisines. Elle lui donna partout une salutaire influence. Les pécheurs publics ne pouvaient souffrir la présence du bienheureux. A son approche, les jeux cessaient, les disputent s’apaisaient, les duellistes laissaient tomber leurs épées. Aussi un missionnaire s’écriait-il : « Le frères Crispin fait plus par sa seule présence que moi avec tous mes sermons. »

Le frère Crispin, infirmier

Malgré les pressantes sollicitations du bon peuple et les vives réclamations des magistrats de la Tolfa, le bienheureux fut envoyé à Rome pour soigner les malades.

Il entra dans la ville sainte par la porte la plus rapprochée de Saint-Pierre : « Pouvons-nous, disait-il à ses compagnons, aller au couvent, avant d’avoir été prier au tombeau du prince des Apôtres, qui tient les clefs du Paradis et doit nous en ouvrir les portes ? »

Arrivé dans la basilique, il se prosterna la face contre terre et arrosa de ses larmes ce sol béni qu’avaient arrosé de leur sang tant de martyrs et de confesseurs. Il ne pouvait quitter ce lieu si cher, et ce ne fut qu’à grand’peine que ses compagnons parvinrent à l’en arracher.

Le bienheureux ne resta pas longtemps à Rome. Son humilité lui faisait trouver sa charge d’infirmier beaucoup trop élevée pour son mérite.

« Je ne suis pas, disait-il, une bête que l’on puisse tenir à l’ombre : je suis trop froid dans l’amour de Dieu. Il me faut de la fatigue et de la chaleur, ou le feu de la cuisine, ou le soleil du jardin ; j’ai besoin de travailler pour me réchauffer. »

Le frère Crispin, cuisinier pour la seconde fois

Les supérieurs accueillirent favorablement sa demande et l’envoyèrent à Albano, pour y remplir l’office de cuisinier.

Il dressa bien vite un petit autel et plaça dans la cuisine une image de sa Bonne Mère, devant laquelle il venait chanter et prier quand ses occupations le lui permettaient.

Si quelqu’un venait visiter le couvent, le bienheureux le conduisait devant cette image, et lui récitait les belles stances que le Tasse a consacrées à la Très Sainte Vierge, dans sa Jérusalem délivrée. Comme un religieux lui reprochait un jour de se servir des poètes profanes :

« Mon Père, répondit l’humble frère convers, le poisson ne va pas de lui-même à l’hameçon du pêcheur. Il faut qu’il y soit attiré par quelque appât. Nos austérités, nos cilices et nos jeûnes ne sont guère du goût des gens du monde ; ces vers les attirent et leur font écouter le petit discours que j’y ajoute. »

Les seigneurs, les évêques, les cardinaux, vinrent voir l’autel du frère Crispin et lui entendre réciter ces vers. Le Pape lui-même aimait à rendre visite à l’humble religieux et à lui donner de sa main des cierges pour sa madone.

Un jour un seigneur apporta au bienheureux deux belles fleurs brodées de soie et d’or. Quelques jeunes gens, qui allaient et venaient dans la cuisine, les lui volèrent, ce qui l’affligea vivement à cause du peu de respect que ces jeunes gens témoignaient envers la Très Sainte Mère de Dieu, pour qui ces fleurs étaient destinées. Le lendemain, le Père Damascéni, familier du Pape, lui offrit deux cierges. Le bienheureux les alluma sur son autel et sortit dans le jardin pour cueillir des légumes. Aussitôt le Père Damascéni fit enlever les cierges, de sorte que quand le frère Crispin rentra il crut qu’on les lui avait encore volés :

« Mais comment ? dit-il, en s’adressant à la Sainte Vierge, hier les fleurs, aujourd’hui les cierges ? Mais vraiment, ma Mère, vous êtes trop bonne. Ils vous prendront quelque jour votre Fils dans vos bras et vous n’oserez rien dire. Oui, je vous le dis, je vous le répète, et le redirai mille fois, vous êtes si bonne qu’ils finiront par vous enlever votre Fils. »

Le Père Damascéni écoutait, caché en un coin, ces reproches affectueux. Il rentra tout ému dans la cuisine, prit le bienheureux dans ses bras, le couvrit de baisers et de larmes et lui rendit les cierges.

Tant de bienveillances de la part des seigneurs les plus distingués, des cardinaux et du souverain Pontife lui-même, jetèrent l’alarme dans l’âme du saint religieux. Il craignait de perdre le précieux trésor de l’humilité. Cette crainte s’augmenta encore lorsque sa charité l’ayant contraint de faire quelques miracles, il devint l’admiration de tous.

Un des camériers du Pape était depuis longtemps tourmenté par des douleurs aiguës contre lesquelles on avait employé inutilement tous les secrets de l’art ; il alla trouver le bon Père cuisinier, qui les guérit aussitôt en lui faisant prendre une des fleurs offertes sur son petit autel. Le médecin du Pape, ayant appris cette guérison : « Vos remèdes ont plus de vertu que les nôtres, dit-il au frère Crispin. – Monseigneur, répondit le bienheureux, vous êtes un savant médecin et tout Rome vous reconnaît comme tel ; mais la Sainte Vierge est encore plus savante que vous et que tous les médecins du monde. »

Le saint passait une grande partie de son temps au pied de sa bonne Mère, la priant, l’invoquant, implorant son secours. Aussi obtenait-il tout ce qu’il demandait. S’agissait-il de guérir un malade ? Il le faisait venir devant sa madone, et la maladie disparaissait promptement. Le temps lui avait-il fait défaut pour préparer le repas ? Il déposait son plat sur le petit autel, et le plat était cuit en un instant.

Cependant on accourait en foule au couvent pour voir le bienheureux et prier devant son autel. Mais lui, craignant de plus en plus pour son humilité et voulant se dérober aux louanges et aux manifestations dont il était l’objet, pria ses supérieurs de le faire changer de monastère. Ils l’envoyèrent dans celui de Monte-Rotondo, où il fut chargé de cultiver le jardin.

Le frère Crispin, jardinier

En arrivant dans sa nouvelle résidence, le bienheureux trouva le frère quêteur malade. Dès lors tout le service du couvent porta sur lui. Durant tout le jour il quêtait, bêchait, labourait, aidait à la cuisine : il veillait, priait, méditait pendant la nuit. Il faisait tout, et suffisait à tout. Quand on le plaignait de cet excès de besogne, il citait cette parole de saint Philippe de Néri : « Le paradis n’est pas fait pour les lâches. »

Il éleva dans son jardin un petit autel à sa bonne Mère, qu’il mit à l’abri sous une mauvaise cabane de branchages. Tous les jours il venait avec son admirable simplicité répandre les graines devant cette cabane, afin que les petits oiseaux s’y assemblassent pour chanter les louanges de leur Reine.

Partout où allait le bienheureux, N.-S. se plaisait à manifester sa sainteté par quelque miracle. Pendant son séjour à Monte-Rotondo, il arriva qu’un jeune homme, travaillant à réparer la voûte de l’église, tomba du haut de son échelle, se brisa le corps sur le maître-autel et vint rouler sur le pavé. On venait de le déposer presque sans vie dans l’infirmerie quand le Père Crispin entra :

« François, dit-il en s’approchant doucement du moribond, espère en Dieu et en sa très Sainte Mère : dans deux jours tu seras guéri. » Pendant ces deux jours le saint religieux redoubla ses prières et ses austérités, et François se leva complètement guéri.

Le Père Crispin, infirmier pour la seconde fois

Une épidémie ravageait le couvent de Bracciano. Il fallait à tout prix y envoyer un infirmier. Le bienheureux se trouvait à Rome lorsqu’on apprit cette douloureuse nouvelle ; il s’offrit aussitôt.

« Comme il y a péril de mort, lui dit le Provincial, je n’entends pas forcer votre volonté.

- Quelle volonté, mon Père ? s’écria le bienheureux. Quand je me suis fait Capucin, j’ai laissé ma volonté à Viterbe. J’ai fait vœu d’obéissance devant Dieu, la Sainte Vierge et notre Père saint François, sans réserve ni pour les maladies, ni pour la mort. Envoyez-moi donc en vertu de l’obéissance et j’irai content. »

Le Provincial lui donna l’ordre qu’il désirait, le bénit et le laissa partir. Mais les amis du bienheureux, apprenant le danger qu’il allait courir, s’efforcèrent de le retenir : « Ne craignez rien, leur dit-il, je vais à Bracciano en compagnie d’un grand et savant médecin, et muni d’un excellent préservatif. Le grand médecin qui vient avec moi, reprit-il, c’est notre Père saint François, et le préservatif que j’emporte, c’est la sainte obéissance. »

Il revint en effet sain et sauf quelque temps après. Il avait guéri, tant par ses soins que par ses prières, tous les malades de Bracciano.

Le frère Crispin, quêteur

Au chapitre suivant, il fut décidé que le bienheureux irait au couvent d’Orviéto, et y exercerait les fonctions de quêteur. Il eut bien vite gagné tous les cœurs par son humilité et sa simplicité. Au bout de quelques jours toute la ville le chérissait ; tous le respectaient comme un saint, tous se disputaient l’honneur de remplir sa besace. L’évêque et le gouverneur faisaient arrêter leur carrosse pour s’entretenir avec cet humble frère dont les réponses simples et naïves pénétraient jusqu’au fond de l’âme. Le bienheureux en profitait pour obtenir des secours aux malheureux, aux veuves, aux orphelins, aux prisonniers. Il portait la joie et la paix dans toutes les familles : aussi, comme on l’aimait ! Comme on écoutait ses paroles ! Plusieurs fois ses supérieurs l’envoyèrent dans d’autres couvents ; mais les aumônes cessaient aussitôt ; le frère quêteur qui le remplaçait trouvait toutes les portes fermées. Il fallait mourir de faim ou rappeler le frère Crispin. Il revenait donc et toute la ville accourait au-devant de lui et le ramenait en triomphe à son couvent.

Tant de témoignages d’honneur et d’affection n’enflaient point le cœur du saint religieux. Toujours petit, toujours humble, toujours le dernier de tous, il ne s’appelait que l’âne des Capucins.

- Allons, mes enfants, faites place à l’âne des Capucins, s’écriait-il lorsqu’il lui fallait traverser la foule.

- Et où est-il donc cet âne ? lui demanda un jour un homme qui ne le connaissait pas.

- Tu ne vois pas que je porte le bât, reprit le bienheureux en montrant sa besace.

On lui demandait une fois pourquoi il allait toujours nu-tête : « C’est parce qu’un âne ne porte pas de chapeau, » répondit-il avec une aimable simplicité.

L’humble frère n’aimait rien tant que de souffrir pour son divin Maître. On voulait le détourner d’aller faire la quête dans la maison dont le maître l’accueillait par des outrages : « Mais je n’ai pas de meilleur ami, » répondit-il, et incontinent il allait frapper à sa porte. Une autre personne ne manquait jamais, lorsqu’il venait lui demander l’aumône, de l’accabler d’injures, l’appelant hypocrite, fourbe, dévot, etc. Le bienheureux l’écoutait tranquillement, puis, quand elle avait fini : « Dieu soit béni ! s’écriait-il tout joyeux, de ce qu’il y a à Orviéto une personne qui me connaisse et qui me traite comme je le mérite.

Notre-Seigneur faisait resplendir aux yeux du monde la sainteté de son serviteur par de nombreux et éclatants prodiges. Un jour que le Provincial était venu dîner au couvent, avec quelques autres pères, le vin manqua. Le bienheureux courut chez un seigneur du voisinage et lui demanda d’un certain vin qu’il désigna. « Ce serait avec un grand plaisir, lui fut-il répondu, mais le tonneau est vide ; on vous en donnera d’autre. – Non, non, c’est de celui-là que je veux, reprit le bienheureux ; allons voir le tonneau. » On descendit à la cave avec lui, et au grand étonnement de ses bienfaiteurs, le père Crispin remplit son vase au tonneau qu’on savait vide. Ce tonneau fournit du vin longtemps encore sans s’épuiser.

La même chose arriva pour un sac de farine qu’on avait entièrement vidé pour le bienheureux.

Le cardinal Guallieri, qui habitait une villa, aux environs d’Orviéto, devant recevoir le roi d’Angleterre ; son intendant avait demander à Rome des fleurs dont on manquait à Orviéto. Le commissionnaire les oublia, ce qui déconcerta fort l’intendant. Mais le Bienheureux lui dit : « Ne vous inquiétez pas ; je vais vous fournir toutes les fleurs dont vous avez besoin pour la table et les appartements. » Il sortit un instant, et revint bientôt avec un énorme bouquet de magnifiques fleurs d’une espèce inconnue à Orviéto et dans les pays voisins. Comme on lui demandait d’où il les avait tirées : « Occupons-nous d’abord de gagner le ciel, répondit-il ; si nous avons le bonheur d’y parvenir, nous y verrons des fleurs bien plus belles et d’un parfum plus doux.

Cependant le bienheureux vieillissait et s’affaiblissait de jour en jour : ses dernières années ne furent qu’une suite de miracles presque continuels. N.-S. lui communiqua à un haut degré le don de prophétie, de sorte qu’on recourait à lui comme à un oracle divin.

Un jour qu’il visitait un pauvre père de famille, cloué sur son lit de douleur et n’attendant plus que sa dernière heure, sa femme, toute éplorée, se jeta aux pieds du bienheureux, le suppliant d’avoir pitié d’elle et de ses enfants, et de guérir son mari. Le saint religieux passa toute la nuit en prières. Le lendemain, il accourut tout joyeux à la maison du malade : « Antoine, lui dit-il, livre nouveau, compte nouveau. Dieu t’accorde dix années de vie. Mets donc ordre à tes affaires, car après ces dix ans tu retomberas dans la même maladie, mais cette fois pour en mourir. » Antoine se leva guéri, et la prédiction du bienheureux s’accomplit de point en point.

Mort bienheureuse du frère Crispin

L’humble frère resta à Orviéto près de quarante ans. Il fut rappelé à Rome lorsque, accablé de vieillesse, il ne pouvait plus sortir pour faire la quête. Cependant les habitants de la bonne ville d’Orviéto obtinrent une dernière fois qu’il leur serait rendu. Un prince, rentrant dans ses Etats, n’aurait pas été reçu avec plus de magnificence qu’on en déploya au retour du bienheureux. Tout le peuple se porta à sa rencontre pour lui faire cortège. Les cris enthousiastes de vive le saint ! vive le serviteur de Dieu ! retentissaient de toutes parts. Mais le pauvre frère convers gémissait d’un tel honneur dont il se croyait si indigne : « Pourquoi tant de bruit, disait-il, pour un vieil âne usé ? Ne voyez-vous pas que je suis une bête à moitié morte ? Allez, allez à l’église vous prosterner devant Notre-Seigneur et devant sa Très Sainte Mère, au lieu de venir adresser des louanges au plus vil des hommes, à un misérable pécheur. »

Il passa encore quelques années au milieu de ce peuple qu’il aimait tant, secourant les pauvres, guérissant les malades. Enfin Dieu l’appela à Rome, où il devait mourir.

Quand il se vit sur le point de quitter cette terre, il fit ses adieux à ses amis et à ses bienfaiteurs. Il n’était pas encore malade ; mais Notre-Seigneur lui avait fait savoir qu’il recevrait bientôt la récompense de ses travaux.

Il tomba malade, à l’approche de la fête de saint Félix de Cantalice, pour lequel il avait une particulière dévotion. Les religieux, ses frères, crurent que Dieu l’appellerait à lui ce jour-là. Mais le bienheureux leur dit : « Je ne mourrai pas le jour de saint Félix, mais le lendemain. – Et pourquoi ? lui demanda-t-on. Parce que ma mort troublerait sa fête, » répondit-il avec une grande simplicité.

Puis, levant les mains vers le ciel, il s’écria : « O mon Jésus ! vous qui m’avez racheté par votre sang, achevez maintenant votre œuvre et assurez le salut de mon âme. Et vous, ô divine Marie ! mon soutien, mon refuge, ma protectrice, secourez-moi dans ce grand passage. »

Le démon essaya de troubler la ferveur de ses derniers instants : il lui apparut sous la forme d’un gros chien noir et hideux, rôdant autour de son lit comme pour le dévorer.

« O méchante bête ! s’écria le bienheureux, que veux-tu de moi ? Je n’ai rien à faire avec toi : mon juge est Jésus-Christ et sa sainte Mère est mon avocate : quant à toi, je ne te connais pas. »

On l’aspergea d’eau bénite, ce qui mit en fuite le monstre infernal.

A la nouvelle de sa maladie la grande ville s’émut : les princes et les seigneurs vinrent voir le pauvre frère convers et lui baiser les mains.

Il reçut les derniers sacrements avec une ferveur inexprimable. Puis, jetant encore un regard sur les images de Notre-Seigneur et de la Très Sainte Vierge, et levant les yeux au ciel, il remit doucement son âme entre les mains de son Créateur, au milieu des larmes et des sanglots de tous les assistants. C’était le lendemain de la fête de saint Félix de Cantalice, dont il avait si fidèlement reproduit la vie, en l’année 1750.

Après que sa belle âme se fut envolée au ciel, les membres du bienheureux, raidis par les rhumatismes, reprirent leur souplesse, ses plaies disparurent, son corps devint blanc et vermeil comme celui d’un petit enfant. Il resta six jours, exposé à la vénération des fidèles, sans donner le moindre signe de putréfaction. Le pèlerin qui va prier au tombeau des apôtres peut aller vénérer ses précieuses reliques, conservées intactes dans l’église des capucins.

A la mort du bienheureux, la ville sainte était remplie d’un très grand nombre d’étrangers qui étaient venus à Rome pour le Jubilé. Ils furent témoins des miracles qui s’opérèrent pendant ses funérailles et sur son tombeau.

Le couvent fut bientôt envahi par la foule ; six fois on changea les habits du bienheureux ; six fois ils furent mis en pièces, et la multitude s’en disputa les lambeaux, sans que les gardes pussent l’en empêcher. Les funérailles de ce pauvre frère, jardinier, cuisinier et mendiant, furent si splendides qu’un ancien biographe s’écrie dans son admiration : « Quel roi n’a jamais eu de pareils obsèques ? »

La vie du bienheureux Crispin a été écrite par différents auteurs : celle-ci est empruntée en grande partie à Ribadéneira.