Saint Carloman
Fête le 17 août
Au nombre des religieux qui ont sanctifié l’abbaye du Mont-Cassin, les martyrologes comptent un humble moine du nom de Carloman. Ce moine dont les hagiographes font à peine mention, appartient cependant à la famille carlovingienne et a joué un grand rôle dans notre histoire, mais son humilité qui, sa vie durant, lui a fait mépriser les dignités de la terre, semble après sa mort l’avoir dérobé aux hommages des hommes, et il a fallu toutes les recherches et toute la science de Mabillon et d’autres auteurs bénédictins pour lui rendre le titre de saint qui lui avait été contesté.
Fils de Charles-Martel, frère aîné de Pépin le Bref, Carloman fut élevé à la cour d’Austrasie au milieu des honneurs dont les princes sont entourés. Appelé à prendre en main les rênes du gouvernement, il fut dès son adolescence envoyé dans les camps, et il se distingua à côté des preux qui avaient défait les Saxons et repoussé l’invasion d’Abdérame. De nombreux faits d’armes attirèrent sur le jeune guerrier l’attention générale, et, à la mort de Charles-Martel, Carloman était jugé digne de partager le pouvoir avec son frère Pépin le Bref.
L’héritage qu’avait légué Charles-Martel était glorieux, mais difficile à défendre. A l’Est les Allemands toujours en armes renouvelaient chaque année leurs incursions sur le territoire franc, et parfois s’avançaient jusqu’au cœur de l’Austrasie ; au Midi, les Sarrasins n’aspiraient qu’à venger la grande défaite de Poitiers et, maîtres de Narbonne, menaçaient à chaque instant la sécurité de nos frontières ; enfin le duc d’Aquitaine jaloux de la suprématie de la race carlovingienne, essayait de susciter des compétiteurs contre les fils de Charles Martel et entretenait à l’intérieur du pays une agitation qui pouvait devenir redoutable.
Sans se laisser effrayer par tous ces ennemis, les deux princes, concentrant rapidement leurs forces, marchèrent sur l’Aquitaine, le principal foyer de la rébellion, battirent le vieux duc Hunald aux environs de Bourges et emportèrent d’assaut la ville de Loches, puis se retournant vers le Rhin, repoussèrent les Allemands, et les contraignirent à remettre entre leurs mains, comme gage de soumission, de nombreux otages.
Ces brillantes campagnes n’avaient pas empêché Carloman de s’occuper de l’administration du royaume. A l’époque de son avènement, saint Boniface, l’apôtre de l’Allemagne, était venu le trouver, et, lui présentant les rescrits pontificaux, l’avait conjuré de mettre un terme aux désordres qui affligeaient l’Eglise des Gaules. Touché par la parole du saint, Carloman, qui, si nous nous en rapportons au témoignage de l’hagiographe, n’avait eu jusque-là que des idées assez vagues sur la religion, ne tarda pas à être complètement transformé, et dès ce moment il prit la résolution de n’exercer l’autorité dont il était investi que pour assurer partout le service de Dieu et faire respecter les lois de l’Eglise.
La situation était déplorable. Durant les troubles qui avaient éclaté à la fin du règne précédent, des soldats s’étaient installés de force sur les sièges épiscopaux, et avaient forcé le clergé à prendre les armes sous prétexte de payer la dette du sang à la patrie. Le nombre des prêtres-soldats était donc considérable, et au milieu des camps le clergé avait perdu ce caractère de sainteté qui convient à son ministère.
Carloman comprit qu’on ne pouvait remédier au mal que par des mesures promptes et énergiques. Sur sa demande une assemblée synodale fut réunie, et dans un capitulaire solennel, le duc d’Austrasie interdit aux prêtres et aux clercs de suivre les armées. Il n’exceptait de cette mesure que ceux que l’on avait désignés pour porter les reliques et distribuer les sacrements.
Les partisans des lois existantes auraient dû consulter le capitulaire de Carloman, avant de proposer la suppression des aumôniers militaires et le service obligatoire des clercs.
Après avoir signé cet acte fameux où étaient posées les bases de la régénération spirituelle de la Germanie et des Gaules, le duc d’Austrasie reprit les armes pour combattre les Allemands qui renouvelaient leurs incursions sur les frontières. La victoire fut complète. Enveloppés par une habile manœuvre, les Germains, vaincus avant d’avoir pu engager le combat, furent obligés de s’en remettre à la générosité du vainqueur. Ce brillant succès assurait pour de longues années la sécurité du royaume, et Carloman, qui depuis quelque temps déjà songeait à se retirer du monde, crut que le moment était venu d’accomplir son dessein.
Après avoir annoncé sa résolution à son frère Pépin, le duc d’Austrasie fit l’abdication solennelle de ses Etats, et partit pour Rome, accompagné d’un grand nombre de ses optimates. Le cortège prit la direction de la Suisse et s’arrêta quelques jours au monastère de Saint-Gall. Malgré la grande renommée dont elle jouissait dans toute l’Europe, cette abbaye était réduite à la plus extrême pauvreté. Témoin des vertus des religieux et des miracles sans nombre qui s’accomplissaient au tombeau du saint, le prince songea un instant à subvenir par une importante donation à l’indigence du monastère. Déjà toutes les dispositions étaient prises et l’acte allait être signé, lorsque Carloman se rappelant qu’il n’était plus lui aussi qu’un pauvre de Jésus-Christ, s’écria : « J’ai renoncé aux biens que je possédais en Austrasie ; il ne m’est plus permis d’en disposer. » Et le pauvre volontaire, se faisant mendiant pour ses frères, les pauvres de saint Gall, envoya une supplique à Pépin le Bref, le priant d’octroyer une largesse royale à la vieille abbaye.
Arrivé à Rome, le prince, après avoir déposé à la confession des apôtres les riches offrandes qu’il avait emportées avec lui, fit couper sa chevelure et reçut l’habit monastique des mains du bienheureux pape Zacharie. Plusieurs de ses compagnons de voyage imitèrent son exemple, et Carloman se trouva bientôt à la tête d’une nombreuse communauté. Avec l’aide de ses frères, le prince moine releva au mont Soracte l’ancien monastère de saint Sylvestre, ruiné par les Lombards, et, pendant quelques temps, il put goûter, à l’abri des sollicitudes du monde, le repos de la vie contemplative.
Les religieux du mont Soracte ne devaient pas jouir longtemps des douceurs de la solitude. A cette époque de foi, les pèlerinages à Rome étaient plus fréquents encore que de nos jours, et les leudes francs, qui venaient déposer leurs offrandes à la confession des Apôtres, ne manquaient jamais d’aller rendre hommage à l’humble moine dont ils étaient fiers d’admirer les vertus. Attirés par le prestige de la sainteté, les nobles visiteurs accoururent en grand nombre au monastère de saint Sylvestre et la retraite du mont Soracte ne tarda pas à devenir comme la succursale de la cour d’Austrasie. Mais Carloman n’avait pas renoncé aux dignités et aux honneurs de la terre, pour retrouver au fond du cloître les sollicitudes du pouvoir, aussi sur le conseil de juges, prit-il la résolution de se soustraire à cette affluence importune.
Une nuit donc, prenant le bâton de pèlerin, il quitta le couvent à l’insu des frères. Un comte franc, qui, après l’avoir accompagné dans toutes ses expéditions avait, à son exemple, embrassé la vie religieuse, était seul dans le secret de cette évasion. Les fugitifs n’emportaient que la misérable tunique qui leur couvrait le corps. Pauvres à la suite du Christ, ils arrivèrent au Mont-Cassin et, selon l’usage, frappant humblement à la porte, demandèrent le père abbé. Optat, le successeur du bienheureux Pétronax, gouvernait en ce moment le monastère. A sa vue, Carloman se prosterne la face contre terre : « Je suis, s’écrie-t-il, un pécheur souillé de tous les crimes. Mes mains ont versé le sang et tué bien des hommes. J’implore miséricorde et vous demande une place dans votre monastère pour y faire pénitence. »
A son accent, Optat comprit qu’il était étranger. « De quel pays, de quelle nation êtes-vous », lui demanda-t-il.
« Je suis né au pays des Francs et me suis volontairement exilé sur la terre. Mon unique but est de ne point perdre la patrie céleste. »
Au huitième siècle, la foi accomplissait de véritables miracles au milieu de ces populations à demi barbares, qui n’avaient pas encore eu le temps de se polir au contact de la civilisation romaine. Aussi voyait-on à chaque instant d’héroïques pénitents venir expier dans les couvents ou dans les déserts une vie qui n’avait été marquée jusque là que par des brigandages et des crimes.
Emu de compassion par l’aspect pauvre et misérable des deux inconnus, l’abbé crut n’avoir devant lui que deux malfaiteurs vulgaires. Toutefois, voulant éprouver la sincérité de leur conversion, il les admit dans la communauté et leur donna un emploi à la cuisine.
Le prince franc, heureux de pouvoir offrir à Dieu ce nouveau sacrifice, accepta avec joie ces humiliantes fonctions, mais par manque d’habitude, il s’en acquitta fort mal.
Le frère lai, préposé au gouvernement de la cuisine, s’indigna contre cet aide par trop inexpérimenté et, dans son emportement, s’oublia jusqu’à lui donner un soufflet.
« Que Dieu et Carloman vous pardonnent », se contenta de répondre l’offensé.
Témoin de cette scène de brutalité, le comte franc ne put mépriser son indignation. Saisissant un pilon qui servait à concasser le pain : « Méchant serviteur, s’écria-t-il d’une voix vibrante de colère, que ni Dieu ni Carloman ne te pardonnent », et de toute sa force il en déchargea un grand coup sur les épaules du cuisinier.
On accourut au bruit. Le coupable pris en flagrant délit fut selon l’usage enfermé dans la cellule de pénitence jusqu’à ce qu’on eut statué sur sa faute.
L’émotion fut grande parmi les frères. On s’indignait contre l’étranger qui répondait par de telles violences à l’hospitalité qu’on avait bien voulu lui donner.
Le lendemain tous les religieux furent réunis à la salle conventuelle et l’abbé fit amener l’accusé au milieu de cette importante assemblée.
« Pourquoi lui demanda-t-il d’une voix sévère avez-vous porté le trouble dans toute la communauté en levant la main sur un frère ministre ?
« Parce que, répondit le comte, je voyais le plus méchant des serviteurs frapper le meilleur des hommes, le plus grand des princes qui soit sur terre. »
« Quel est le prince dont vous parlez ; cet homme dont la noblesse et la vertu dépassent ce qu’il y a de meilleur et de plus grand ici-bas ? »
Se tournant alors vers Carloman : « Le voilà, répondit l’accusé. Ce religieux dont vous ne connaissez pas l’origine, c’est Carloman qui régnait naguère sur la nation des Francs. Par amour pour Jésus-Christ, il a quitté un royaume et la gloire du monde. D’un si haut rang, il s’est humilié non pas seulement jusqu’à remplir les offices les plus vils, mais jusqu’à supporter les outrages d’un cuisinier. »
« A ces mots, ajoute le chroniqueur auquel nous avons emprunté ce dialogue, les religieux quittent leurs sièges et, venant se prosterner devant le prince méconnu, le prient d’excuser leur ignorance. » En vain Carloman s’agenouille-t-il à son tour, les suppliant de ne pas faire attention aux paroles qu’ils viennent d’entendre ; il lui faut avouer sa royale origine et accepter leurs témoignages de respect et d’admiration.
L’humilité de Carloman triompha encore de cette nouvelle épreuve. En vain les religieux le pressèrent-ils d’accepter une des charges importantes de l’abbaye : il demeura inébranlable, et, grâce à son insistance, obtint de garder au milieu des frères la place obscure qui lui avait été assignée.
L’abbé, cependant, ne voulut plus l’exploser aux mésaventures de la cuisine et lui confia la garde du troupeau.
Pendant de longues années on vit le prince qui avait gouverné l’Etat le plus puisant de l’Europe, veiller avec sollicitude sur les brebis qu’il menait paître dans les champs.
Un jour, comme un pauvre petit agneau, fatigué par la longueur de la route, suivait en boitant le troupeau, le bon pasteur, plein de compassion, le prit sur ses épaules et revint au monastère, chargé de ce précieux fardeau. L’iconographie a immortalisé, dans des compositions pleines de naïveté, cet épisode de la vie du saint, et notre gravure, en retraçant cette scène touchante, représente le véritable agneau, qui, entouré d’un limbe lumineux, vient jeter un regard plein de complaisance sur l’humble moine qui triomphe des répugnances de la nature pour remplir tous les devoirs du bon pasteur.
Un autre jour, le saint était assailli au milieu de la campagne par une troupe de brigands. A la vue de ces hommes qui viennent l’épée à la main, fondre sur le troupeau, son ardeur guerrière se réveille et il s’élance, prêt à soutenir un combat inégal. Mais, saisi tout à coup d’une inspiration soudaine ; « Mes amis, s’écrie-t-il, vous n’enlèverez aucune de ces brebis, car elles sont placées sous ma garde. Cependant, si vous désirez avoir une victime, tournez votre fureur contre Carloman. »
Les brigands croyant voir devant eux un insensé, acceptent cette étrange proposition, ils laissent le troupeau paître paisiblement dans la pairie, mais se jetant sur le berger, ils l’accablent de coups, le dépouillent d’une partie de ses vêtements et le laissent harassé et demi nu sur la place.
De retour au couvent, le saint va trouver l’abbé et lui rend compte de sa conduite. Optat, voulant éprouver sa patience, lui adresse des reproches publics et le traite d’insensé ; Carloman, qui, par sa présence d’esprit, a su en se dévouant, conserver le troupeau, accepte joyeusement ces reproches immérités et après avoir demandé une pénitence, retourne aux pâturages, laissant tous les frères dans l’admiration d’une si admirable humilité.
Ces exemples d’humilité et d’abnégation remplissaient de joie les anges du ciel qui se préparaient à rendre au prince dépouillé une couronne plus belle que celle qu’il avait laissée à son frère Pépin le Bref.
Carloman mourut vers 775, pendant un voyage diplomatique qu’il avait entrepris en France d’après les ordres de ses supérieurs. Ses reliques, un instant déposées à Vienne, furent transportées au Mont-Cassin, où elles sont demeurées longtemps à la vénération des fidèles.