Saint Alexis

Fête le 17 juillet


C’est au milieu de la Rome patricienne que naquit le pauvre volontaire de Jésus–Christ, saint Alexis, dont le nom est si populaire.

Son père, Euphémien, tenait un rang distingué parmi les chevaliers, et sa mère, Aglès, appartenait à l’une des principales familles de l’Empire. Longtemps sans enfant, ils suppliaient le ciel de leur accorder une famille, comme ont fait les parents de plusieurs saints illustres ; Aglès surtout, pour obtenir cette faveur du ciel, accomplissait des bonnes œuvres sans nombre, elle visitait les délaissés, soignait les malades et offrait toujours la plus généreuse hospitalité aux pèlerins qui venaient visiter le tombeau des Apôtres Pierre et Paul. Elle mérita ainsi de devenir la mère d’un des plus illustres pèlerins de l’Eglise de Dieu.

En effet, Euphémien et Aglès eurent enfin un enfant qu’on baptisa du nom d’Alexis. Héritier d’une immense fortune, noble par la naissance comme par le caractère, ce fils unique semblait destiné à toutes les gloires et le monde souriait à son berceau.

Mais Dieu, qui ne l’avait accordé qu’aux larmes et aux prières, le réservait à une gloire plus solide que celles de la terre. Il le prédestinait à être pour le monde un signe éclatant de contradiction, et voulait lui accorder le don sans pareil de la pauvreté volontaire.

Quand Alexis eut atteint l’âge nubile, ses parents pensèrent qu’on ne pouvait rien imaginer de meilleur pour la famille, comme pour l’Eglise que de lui faire faire un riche mariage. « Il pourra ainsi, disait–on, répandre des aumônes, exercer une influence salutaire, et ce serait dommage, d’ailleurs, de laisser éteindre notre nom. »

Ces considérations, appuyées par des personnes haut placées et par de nombreux conseillers, contraignirent Alexis, malgré ses répugnances, à accepter la main d’une jeune chrétienne alliée à la maison impériale.

Les parents d’Alexis se réjouissaient, il semblait qu’ils avaient assuré le bonheur de leur enfant ; ils rêvaient pour la gloire d’une longue postérité.

Jamais noces ne furent plus brillantes sur le mont Palatin. Le Pontife lui–même y présida et toute la noblesse romaine félicita le jeune couple.

Mais voici qu’au soir de cette journée de fête, au moment de se retirer dans les appartements somptueux qui lui ont été préparés, Alexis entre d’abord dans l’oratoire oł il a répandu les ferventes prières de son enfance.

Les larmes envahissent son visage que les autres pensaient alors rayonnant des joies du monde, il ne peut consentir à appartenir à un autre qu’à Jésus–Christ seul, et sous une inspiration héroïque que la grâce de Dieu fait descendre soudain en son âme, il jure à Dieu que les serments anciens qu’il avait faits au fond de son cœur, subsisteront toujours et il prononce un vœu solennel de virginité. Il se lève et s’approchant des appartements de la nouvelle mariée, il y déposa la bague d’or, gage d’alliance et dont la remise à cette heure rompait le mariage si la jeune fille ne voulait pas se consacrer au service de Dieu, comme sa piété le faisait penser à Alexis.

Quant à lui, délivré de l’hymen comme d’un poids, il saisit le bâton de pèlerin, et allant au Tibre il s’embarque dans un navire en partance pour Laodicée.

A peine débarqué, il se dirigea à pied comme un pauvre pèlerin vers Edesse de Mésopotamie et, arrivé dans cette dernière ville, il se débarrassa de ses riches vêtements, de ses joyaux, de son argent, et il se mit à mendier son pain, passant la plus grande partie de son temps à prier sous le portail de l’église oł il y avait une image de Notre–Dame. C’était bien aux pieds de la Très Sainte Vierge que devait se réfugier le saint qui s’était fait mendiant pour conserver sa virginité.

Revenons à Rome.

La fiancée d’Alexis avait trouvé la bague d’or, mais elle avait perdu le trésor de son Alexis avant de l’avoir possédé. Elle comprit, sachant les aspirations du saint jeune homme, que le doigt de Dieu était là ; elle pleura, mais jura de conserver jusqu'à la mort une fidélité inviolable à celui à qui elle avait espéré appartenir ; elle refusa donc de quitter sa nouvelle famille, oł elle remplaça au milieu de l’affliction de tous, l’enfant fugitif.

Mais les parents d’Alexis ne pouvaient se résoudre à ce mécompte ; ils y voyaient même un déshonneur pour eux, car tout Rome était rempli du bruit de l’événement, et ils jurèrent de retrouver leur fils.

Ils envoyèrent des messagers sur toutes les routes et jusqu’en Asie.

L’un des envoyés étant arrivés à Edesse, ville célèbre pour les souvenirs évangéliques, trouva de nombreux mendiants près du sanctuaire de la Sainte Vierge. Il leur fit l’aumône et demanda à l’un d’eux s’il n’avait point vu un pèlerin dont il lui fit la description.

Ce mendiant était Alexis, mais son habit souillé et l’austérité de sa vie l’avait tellement changé que l’envoyé ne le reconnut même pas au trouble que lui causa sa demande.

Alexis demeura dix–sept ans dans l’abjection et l’oubli le plus complet, parmi les mendiants assemblés au sanctuaire de Notre–Dame d’Edesse. Après ce laps de temps, il plut à la Sainte Vierge de glorifier son serviteur par un miracle éclatant.

Un jour, comme le trésorier de l’église passait sous le porche, l’image de la Vierge s’illumina d’une clarté soudaine. Le trésorier, effrayé par ce prodige, vint s’agenouiller en tremblant aux pieds de Notre–Dame ; mais la mère de Dieu le rassura d’un geste plein de douceur, et, lui montrant le mendiant qui se trouvait à l’entrée de l’église : « Allez, lui dit–elle, préparer à ce pauvre un logement convenable ; je ne puis souffrir qu’un de mes serviteurs aussi dévoué, demeure délaissé et méconnu à la porte même de mon sanctuaire. »

La nouvelle de cette révélation se répandit bientôt dans la ville, et le saint, pour se soustraire aux témoignages de vénération dont il était l’objet, s’embarqua sur un navire qui faisait voile sur Tarse. Il espérait visiter cette église encore pleine des souvenirs de saint Paul. Mais une horrible tempête rejeta le pèlerin sur les côtes de l’Italie, et quelques jours plus tard, Alexis se trouvait aux portes de Rome oł sa place était marquée.

En entrant, pauvre et inconnu, dans cette ville oł il avait été entouré de tant d’honneurs, Alexis conçut une grande pensée. Au lieu de choisir pour refuge, comme à Edesse, les porches des églises, il se dirigea vers la demeure paternelle et il n’hésita pas à mendier une petite place dans la maison qui lui appartenait.

Euphémien ne repoussait pas les pauvres, et il ne voulut pas qu’on empêchât celui–ci, malgré l’extrême misère de son accoutrement, de demeurer près de l’entrée de la maison, le jour et la nuit. On lui disposa un refuge sous l’escalier d’entrée, et Euphémien ne lui demanda en retour de ce bienfait, que le monde jugeait extraordinaire, qu’une faveur.

– Laquelle, illustre patricien ?

– Je te demande de prier pour le prochain retour du fils que je pleurs.

Le mendiant considéra les larmes de son père ; son cœur fut brisé, mais, fidèle à son serment et luttant en quelque sorte de générosité avec Dieu qui le ramenait malgré lui à la maison paternelle, il garda son secret, sachant que le Seigneur s’est engagé à récompenser magnifiquement tout sacrifice accompli en son nom, et que la douleur même de son père se changerait dans le ciel en joie et en gloire.

Alexis demeura dix–sept ans dans l’abjection et dans l’oubli le plus complet sous l’escalier que tous gravissaient pour entrer dans la maison, en sorte qu’il semblait foulé aux pieds.

Il vit sa fiancée passer, portant toujours les habits de deuil du veuvage, et les esclaves qui, eux, l’insultaient, le frappaient, l’outrageaient, lui reprochant le pain qu’on lui donnait par ordre des maîtres.

Combien Alexis, méprisé et injurié de la sorte dans sa maison, ressemble à Notre–Seigneur qui est chez lui dans nos cités et que les hommes qui devraient le servir insultent, outragent et méprisent.

Alexis priait pour eux ; son amour filiale était cependant en butte à des attaques bien plus formidables. Chaque jour il entendait sa mère, qui l’avait demandé à Dieu avec tant d’instances, pleurer sa perte et s’écrier dans son désespoir :

« Oh ! mon fils Alexis, oł es–tu ? Pourquoi t’ai–je tant désiré ? J’espérais que tu serais le bâton de ma vieillesse, l’honneur de ma maison, l’héritier de tous mes biens, et voici que tu m’abandonnes. Ton absence me laisse triste, seule, éplorée ; je t’ai enfanté une fois, et les douleurs de la maternité me causaient une joie indicible, et maintenant de nouveaux et impitoyables chagrins me tourmentent, depuis que j’ai perdu la consolation de mon cœur et le fondement de mes espérances. Est–il possible que tu n’aies pas eu pitié d’une mère qui t’a désiré avec tant d’ardeur, t’a élevé avec tant de soin, t’a aimé plus qu’aucune mère n’a jamais aimé ses enfants ? Mais il faut qu’une cause supérieure t’ait emporté, car tu avais trop de tendresse pour me procurer de toi–même la peine et l’affliction oł je suis plongée. »

Et si son amour filial souffrait en entendant ces supplications d’une mère, son cœur ne demeurait pas non plus insensible aux reproches de son épouse :

« Si ce n’est pas pour moi que vous vous êtes absenté, pourquoi attendiez–vous pour le faire au soir de mes noces ? Que ne le faisiez–vous plus tôt ? Si vous ne l’avez fait qu’au moment de notre union conjugale, c’est que je n’étais pas digne de vous. Que ne le disiez–vous plus tôt, et pourquoi m’avez–vous rendue la cause de la désolation de votre famille ? Mais quelque indigne que je sois de vous posséder, je garderai toujours une foi inviolable et je passerai ma vie dans les larmes comme une tourterelle délaissée. »

Au bout de dix–sept ans, il plut à Dieu de glorifier son serviteur sur la terre en même temps qu’au ciel, et il lui ordonna de mettre par écrit et son nom et l’histoire de sa vie.

Alexis obéit et comprit qu’il allait mourir ; mais il voulait emporter son secret dans la tombe, et, continuant cette lutte extraordinaire avec Dieu qui voulait glorifier son serviteur, tandis que celui–ci ne voulait glorifier que l’humilité de son maître jusqu'à la fin, il saisit le parchemin dans sa main défaillante et s’efforça de le cacher.

Le dimanche suivant, comme le pape Innocent 1er célébrait la messe dans la basilique de Saint–Pierre, en présence de l’empereur Honorius et de tout le peuple assemblé, on entendit une voix sortir du milieu du sanctuaire. Elle disait : « Venez à moi, vous tous qui êtes dans la peine et l’accablement, je vous soulagerai. »

A cette parole mystérieuse, les assistants, saisis d’étonnement et d’effroi, se jetèrent à genoux en s’écriant : « Seigneur ayez pitié de nous. » La voix répondit : « Cherchez l’homme de Dieu, il priera pour Rome, et le Seigneur lui sera propice ; du reste il doit mourir vendredi prochain. »

La ville toute entière rechercha ce saint inconnu dont les voix du ciel révélaient l’existence ; mais tous les efforts furent infructueux, et le vendredi, quand la foule se réunit à la basilique, personne n’avait découvert l’homme de Dieu.

Le peuple alors se mit en prière avec cette ardeur et cette foi qui obtiennent toujours des miracles, et au milieu de ce recueillement général, la voix du ciel fit entendre à nouveau ces paroles : « Le serviteur de Dieu, que vous cherchez, est dans la maison d’Euphémien. »

L’empereur se tournant vers le patricien qui occupait une des premières places près de son trône, lui dit d’un ton de reproche : « Pourquoi cachez–vous un si grand trésor en votre maison ? Je n’en ai point connaissance, répondit Euphémien, cependant allons voir qui il est ; » et il prit les devants afin de préparer aux hôtes illustres qui allaient visiter sa maison une réception digne d’eux.

Quand il fut arrivé dans sa demeure, il demanda s’il ne s’était rien passé de nouveau. Un serviteur qui s’était attaché plus particulièrement à saint Alexis répondit : « Seigneur, l’homme de Dieu dont le ciel a révélé l’existence dans votre maison doit être le pauvre dont vous m’avez donné le soin. Il communie tous les jours ; il prit et jeûne sans cesse, et il accepte avec patience, humilité et joie les outrages dont vos serviteurs ne cessent de l’abreuver. »

Euphémien voulut contempler le premier le saint dont la gloire se manifestait tout à coup au milieu de Rome étonnée, et il entra dans la chambrette oł reposait Alexis. Le mendiant était couché le visage couvert de son sac. Il l’appela plusieurs fois, mais il ne reçut aucune réponse et n’entendit aucun mouvement ; le saint venait d’expirer selon la prédiction que l’ange avait faite le dimanche précédent à la basilique de Saint–Pierre.

S’approchant alors du lit mortuaire, Euphémien leva le sac qui couvrait le corps, et il aperçut le saint dont le visage éclatant jetait des rayons de lumière et qui tenait un billet plié dans sa main. La joie, l’étonnement, la crainte saisirent en même temps le noble patricien, et il demeura immobile en présence de ce spectacle étonnant.

Cependant le pape et l’empereur suivis du clergé et du peuple s’étaient portés vers la demeure d’Euphémien. Ils pénétrèrent dans le réduit oł était couché le saint, et ils ordonnèrent qu’on transportât le corps dans une chambre plus spacieuse. On voulut prendre le billet que le mendiant retenait encore dans ses mains glacées par la mort, mais tous les efforts furent inutiles, et il lui fallut l’ordre du Pontife pour triompher de la résistance du saint.

Il se fit un profond silence quand le chancelier Aétius déploya le parchemin ; tous voulaient connaître le secret que gardait si obstinément le mendiant inconnu. Il fut bientôt dévoilé et Euphémien, en entendant le nom de son fils qu’il avait tant pleuré, se jeta sur le corps inanimé qu’il baigna de ses larmes.

« Alexis, disait–il, que n’avez–vous découvert plus tôt votre secret à votre père ? Pourquoi avez–vous refuser d’apaiser ma tristesse ? C’était un fils vivant que je demandais et pas un fils mort ! Que me sert de vous avoir recouvré, s’il me faut priver de vous en vous cachant dans le sépulcre. Ne valait–il pas mieux me laisser dans la peine, qui était, du moins, accompagnée de quelque espérance, que de m’ôter toute espérance en me tirant de mon inquiétude. »

En un instant la nouvelle de cette découverte inattendue se répandit dans toute la maison et l’on vit la mère et la fiancée accourir auprès de celui qu’elles n’espéraient plus revoir et qu’elles ne retrouvaient que pour le perdre.

Sa mère rugissant comme une lionne, embrassait le corps de son fils et on l’entendait crier dans l’excès de sa douleur : « Laissez–moi voir le fils que j’ai enfanté au milieu des tribulations. Je perds aujourd’hui l’espérance que j’avais de retrouver celui que je vois à cette heure si à regret et si à contre cœur. »

Et sa fiancée s’approchant près du lit mortuaire faisait entendre ses plaintes : « J’ai passé toute ma vie à pleurer votre absence, et je ne vous retrouve que pour prendre votre deuil. Je n’ai plus rien à attendre ni à désirer, avec votre vie la mienne est achevée et mon cœur s’envole avec vous. »

Ce spectacle déchirant de toute une famille en pleurs dura longtemps encore et il fallut l’autorité du Pontife pour arracher ces précieuses reliques à une si grande douleur.

Pendant sept jours le corps du saint resta exposé à la basilique Saint–Pierre au milieu d’un concours immense de peuple qui venait implorer l’assistance de l’homme de Dieu.

Quelques jours plus tard on le transporta dans l’église de Saint–Boniface oł d’éclatants miracles s’accomplirent à son tombeau.

L’humble pèlerin que Dieu a glorifié par tant de prodiges ne délaissera pas ceux qui, comme lui, ont embrassé la pauvreté volontaire, et, au milieu de leurs tribulations, les religieux persécutés trouveront dans saint Alexis un puissant protecteur.