Saint Abercus

Fête le 22 octobre

Second siècle


En Asie-Mineur, au lieu où subsiste aujourd’hui la petite bourgade turque Bumbuk-Kalessi, s’élevait la ville sainte d’Hiérapolis, consacrée par les païens à Apollon. C’était la capitale de la petite Phrygie.

Saint Paul l’évangélisa (1) et, à l’avènement de l’empereur Marc-Aurèle, en 161, un saint évêque, Abercius, y gouvernait le peuple chrétien.

Marc-Aurèle, qui se piquait de philosophie, et que Dieu entoura de grâces insignes dont il ne sut pas profiter pour devenir chrétien et jouer le rôle de Constantin, inaugura son règne par un édit prescrivant à tous d’offrir des sacrifices et des libations aux dieux. On se rendait en foule aux temples, et les païens faisaient grands festins avec les viandes et les libations offertes à cette occasion aux idoles.

A la vue des processions d’hommes et de femmes vêtus de blanc et portant des hommages aux démons, Abercius, désolé se retira dans un oratoire et demeura longtemps en oraison ; la nuit, un jeune homme, brillant de lumière, lui apparut en songe, il lui présenta une verge en disant : Lève-toi, Abercius, c’est l’heure ; va briser ces simulacres.

Il se réveille, il était trois heures du matin ; sans délai, il court au parvis du temple devenu silencieux après les sacrifices ; de son épieu il renverse Apollon, Hercule, Diane, Vénus, les met tous en morceaux.

Aux fracas, les prêtres et les gardiens, alourdis par les viandes et les vins, se réveillent, accourent avec des torches, sont surpris de rencontrer Abercius.

– Allez dire aux magistrats et au peuple d’Hiérapolis, leur dit l’évêque, que leurs dieux, repus de viandes, enivrés de vins se sont rués les uns sur les autres et se sont taillés en pièces.

Et comme les prêtres étaient stupéfaits, il ajouta : « Ramassez donc ces débris, ils feront peut-ètre une chaux passable, » et il se retira sans qu’on osât le toucher.

A peine le soleil levé, la foule accourut aux cris des prêtres, envahit le parvis et réclame vengeance : Allons supplicier Abercius.

A l’aurore, Abercius, tranquillement assis au milieu de ses disciples, enseignait comme si rien ne s’était passé. On l’avertit que des furieux arrivaient, et de toutes parts on lui dit : Sauvez-vous.

– Non, répond-il avec calme, il faut savoir mourir.

– Mais il est écrit qu’on doit fuir la persécution.

– C’est vrai ; sortons donc. Et, prenant un chemin détourné, il va s’assoire au Forum, où il continue simplement sa prédication, tandis que les furieux le cherchaient chez lui.

Cependant, les païens qui ont trouvé la maison vide, accoururent au Forum, et, plus indignés encore de le voir prêcher en plein air, ils allaient le massacrer, quand un spectacle horrible les arrête : ce sont trois démoniaques connus de la cité qui s’élancent en un accès indescriptible de fureur, lacérant leur chair avec les dents et se livrant à des convulsions épouvantables. Les démons criaient :

– Au nom du Dieu véritable, Abercius, nous t’en conjurons, cesse de nous tourmenter avant le temps.

La foule, arrêtée soudain par ces énergumènes, avait les yeux fixés sur Abercius, dont la noblesse mêlée de douceur les frappait d’étonnement, en même temps que les contorsions des malheureux les jetaient dans la terreur. L’évêque éleva les mains :

– Dieu tout-puissant, Père de Jésus-Christ, dont la miséricorde dépasse infiniment la malice des hommes, je vous en supplie, délivrez ces trois infortunés des chaînes de Satan ; que tout ce peuple vous reconnaisse pour le Dieu véritable.

Et de son bâton, déjà vainqueur des idoles, il les toucha, aussitôt les démons sortirent en poussant des hurlements surhumains, les trois pauvres possédés tombèrent inanimés aux pieds de l’évêque. Celui-ci les releva.

Ils étaient redevenus maîtres d’eux-mêmes, et, tout honteux de leur nudité, ils s’enveloppèrent de lambeaux de vètements, et, s’approchant du saint, jurèrent de ne plus le quitter. Et aussitôt la foule, qui voulait massacrer l’évêque, de s’écrier :

– Le baptême ! le baptême ! Le vrai Dieu est le Dieu d’Abercius !

Le saint évêque donna la doctrine à cette multitude avide de vérité, jusqu’à trois heures du soir, sur ce forum même profané la veille par des processions impies, et quand il voulut se retirer :

– Non ! non ! crièrent-ils, le baptême tout de suite.

Abercius, voulant les éprouver, remis au lendemain ; mais ils demeurèrent devant sa maison ; et à minuit, touché de leur persévérance, il sortit, et, allant à l’église, il commença à faire le baptême de 500 néophytes ; c’était l’heure où, la nuit précédente, il avait brisé les idoles.

Toute l’Asie s’émut de cet événement : on accourait des diverses provinces à la capitale de la petite Phrygie pour entendre le thaumaturge, qui, assis sur une éminence hors de la ville, entouré de ses prêtres et de ses diacres, parlait aux foules dans la plaine. C’est là qu’on vit un jour, au milieu des pèlerins, s’avancer une noble matrone Prygella, la mère d’Euxénianus Poplio, gouverneur d’Hiérapolis. Elle était aveugle et s’écriait :

– Homme de Dieu, rendez-moi la vue.

– Femme, je ne suis qu’un pécheur ; si pourtant vous croyez fermement au Dieu que j’adore, lui qui ouvrit les yeux d’un aveugle-né peut vous guérir.

– Je crois, touché mes yeux et je verrai.

– Si vous croyez, voyez.

Aussitôt les yeux de l’aveugle s’ouvrirent ; le peuple faisait éclater ses actions de grâces ; elle ne voulait plus quitter son père et réclamait le baptême. Son fils, le gouverneur E. Poplio, vint remercier l’évêque, demandant quelle récompense on pourrait offrir à qui méprisait autant tous les biens.

– Aucune autre récompense que votre âme, répondit l’évêque ; mais Poplio n’osa se convertir.

Dieu daigna offrir alors par son serviteur Abercius la même grâce à un homme plus puissant.

Marc-Aurèle avait associé au trône son père adoptif, Lucius Verus, et lui préparait pour son épouse sa fille aînée, Lucilla, âgée de 16 ans, lorsque la future héritière de l’empire fut saisie d’une obsession démoniaque, comme celles qui terrifiaient si souvent le paganisme. Elle labourait ses chairs de ses ongles ensanglantés, se roulait, se rongeait, et cependant l’univers attendait l’alliance impériale ; elle devait avoir lieu au temple de Diane d’Ephèse, où de grands préparatifs étaient faits, et Verus, vainqueurs des Parthes, y attendait sa fiancée. Or, tandis que dans cette extrémité on consultait en vains augures et aruspices, l’enfant au milieu des convulsions répétait sans cesse : Je ne sortirai d’ici que par ordre d’Abercius, évêque d’Hiérapolis.

Le démon était contraint de parler ainsi, il exécutait l’ordre de Dieu qui avait dit en une vision à son serviteur :

– Tu iras à Rome, c’est moi qui t’y conduirai pour y faire éclater la puissance de mon nom. Ne crains pas, ma grâce sera avec toi.

– Que votre volonté s’accomplisse.

Des officiers de l’empereur furent donc envoyés et, après un rapide voyage, ils arrivèrent aux portes d’Hiérapolis : ils virent un vieillard quittant un groupe d’auditeurs et rentrant dans la cité, c’est à lui qu’ils s’adressèrent.

– Où est la demeure de Poplio, gouverneur ?

– Je vous y conduirai, dit le vieillard. Et il les accompagna.

A peine le gouverneur eut-il lu la lettre impériale qu’à l’étonnement des ambassadeurs il la remit au vieillard lui-même, en le suppliant de se rendre au désir de Marc-Aurèle.

– J’irai volontiers, répondit Abercius, d’autant que le Seigneur m’a déjà manifesté sa volonté.

Au bout de quarante jours le saint arriva à Rome. L’empereur en était parti pour la guerre de Germanie. Il fut accueilli par l’impératrice Faustine, fille de la célèbre Faustine qui avait déshonoré le trône d’Antonins et dont on avait néanmoins fait une déesse. Son temple, transformé en église, subsiste encore sur le Forum.

L’impératrice tout émue lui dit : - Je sais par la renommée et par les ambassadeurs qui vous ont accompagné des choses merveilleuses de vous, et que vous servez un Dieu très bon et très puissant : sauvez ma fille ; nous vous comblerons d’honneurs et de biens. - Ce que Dieu nous donne gratuitement, nous en usons gratuitement ; où est votre fille !

On veut amené Lucilla ; le démon qui la possède s’y oppose, ce sont des rages et des convulsions plus étranges qu’aucune des précédentes.

– Te voilà donc, Abercius, s’écriait le démon par la voix de la possédée ; je te l’avais bien dit que je t’amènerais à Rome.

Une fois, en effet, que le saint exorcisait une malheureuse créature à Hiérapolis, le démon en la quittant lui avait répondu : Tu me chasses, mais je te chasserai et t’enverrai à Rome. C’est à cette époque que le démon, qui sert Dieu malgré lui, était entré dans le corps de Lucilla et n’avait cessé de répéter : Je ne sortirai qu’à la venue d’Abercius.

Dieu voulait par son serviteur offrir le salut à la famille d’Antonins.

– Oui, tu m’as fait venir, répondit le saint, mais tu n’auras pas à t’en féliciter.

Il fait conduire la jeune fille dans la cour attenante à l’hippodrome, où se trouvaient des officiers et des gardes. Le démon vomissait mille injures et tourmentait sa victime, et Abercius, les yeux au ciel, priait :

– Esprit du mal, sort de cette jeune fille, Jésus-Christ te l’ordonne. Et elle tomba inanimée.

– Qu’avez-vous fait ! s’écria Faustine effrayée ; le démon en partant a tué ma fille !

Il est à remarquer que ces païens croyaient beaucoup plus au démon que certains chrétiens de nos jours, qui voudraient qu’il n’y eût pas d’enfer.

Abercius tendit la main à Lucilla ; elle sembla sortir d’un profond sommeil.

Faustine fondant en larmes se précipita sur cette chère enfant, la tint longtemps embrassée, la couvrant de baisers. Puis elle supplia le saint d’accepter un témoignage de sa reconnaissance.

– Que pouvez-vous donner à qui n’a besoin de rien ? Un morceau de pain et quelques gouttes d’eau me suffisent.

Elle insista. Alors l’évêque, songeant aux pauvres d’Hiérapolis, demanda pour eux une distribution de blé et la construction de bains pour les malades aux sources thermales de la ville.

L’impératrice donna immédiatement l’ordre d’inscrire la cité d’Hiérapolis pour une distribution annuelle et gratuite de 3000 mesures de froment, qui ne fut supprimée que 200 ans plus tard par Julien l’Apostat, quand il abolit tous les privilèges des chrétiens et se fit un profit de la confiscation de leurs biens. Les bains aussi furent construits.

Tandis que les courriers portaient à Marc-Aurèle et à Verus l’heureuse nouvelle de la guérison de Lucilla, Abercius demeurait à Rome, édifiait les assemblées des chrétiens par ses instructions et ses vertus.

Faustine, Lucilla, Marc-Aurèle et Verus eurent tout le loisir de connaître le vrai Dieu, mais ne se convertirent point.

Dieu tenta un nouvel acte de miséricorde en faveur de l’empereur, qu’il avait, semble-t-il, préparé pour un grand rôle dans le monde. Son armée, enfermée par les Quades, allait périr de soif, dans un défilé, et les soldats, livrés aux tortures de la soif, ouvraient leurs veines pour boire du sang. En vain tous les dieux avaient été invoqués, lorsque Marc-Aurèle, qui persécutaient alors cruellement les chrétiens, eut l’idée de recourir au vrai Dieu. Il demanda des soldats chrétiens, et tout d’abord il fut indigné de voir qu’ils étaient si nombreux ; il y avait notamment toute une légion de Mélitène. Par son ordre, ils invoquèrent le Tout-Puissant. Les ennemis s’arrètèrent, et à cet instant la foudre éclata en jets de flammes sur les barbares, tandis qu’une pluie bienfaisante rendait l’ardeur aux romains mourants de soif. Ces feux de foudre n’avaient rien des feux ordinaires du ciel, disent les écrivains païens.

Marc-Aurèle donna à la légion de Mélitène qui avait obtenu le salut, le nom de Légion Fulminante, et porta un édit, conservé par l’histoire, dans lequel il raconte le prodige dû aux chrétiens, et il ordonna qu’on cessât immédiatement de les persécuter. C’est la fin de la quatrième persécution.

Marc-Aurèle, de retour à Rome, eut un triomphe splendide : le Sénat éleva au champ de Mars une haute colonne de marbre, qu’on voit encore debout, et sur laquelle est sculptée le miracle de la Légion Fulminante, attribué il est vrai à Jupiter pluvieux, mais figuré à la façon du Père éternel dans les vieilles peintures chrétiennes.

Aujourd’hui, la statue de S. Paul surmonte la colonne de Marc-Aurèle le philosophe qui n’a pas su croire et n’a plus, lui, ni statue ni tombeau.

Après ce triomphe, Verus épousa Lucilla à Ephèse, dans le célèbre temple de Diane, au milieu de la persécution reprise contre les chrétiens en Asie.

La miséricorde de Dieu se lassa, et la malédiction frappa alors coup sur coup la famille de Marc-Aurèle.

L. Verus, à la suite d’horribles débauches, mourut subitement sur son char, auprès de Marc-Aurèle (170), empoisonné, dit-on, par Faustine pour avoir révélé à Lucilla des crimes sans nom. Elle-même mourut, et devint déesse comme sa mère. Marc-Aurèle, au milieu d’une lutte prolongée contre les barbares, mourut à son tour à Vienne (Autriche) ; il fut le dernier véritable empereur.

Après lui, la couronne impériale tomba tout à fait dans la boue, sur la tète de son fils Commode, fou cruel qui, pour se distraire, s’amusait à assommer avec une lourde massue des gens inoffensifs. C’est lui qui fit mettre à mort Lucilla. C’était sa sœur.

Revenons à notre saint. Après quelques mois, le Sauveur, qui lui avait dit de se rendre dans la grande ville, afin de proposer par lui le salut aux empereurs, daigna lui parler de nouveau, et lui ordonner de consoler les fidèles de Syrie qui venaient de donner tant de martyrs au ciel.

Il visita Antioche, Apamée, franchit l’Euphrate, visita la Mésopotamie, Nisibe, confondant partout les hérétiques et prêchant la véritable doctrine.

Les églises firent une collecte pour le voyageur apostolique.

– L’épouse de César, dit-il, m’a ouvert les trésors de l’empire, je n’ai rien accepté ; permettez-moi d’en user de même avec vous.

Les insistances étant inutiles, un chrétien d’illustre naissance, Barksan, s’écria :

Frères, ne faisons pas violence, notre argent est indigne de lui, mais il ne peut refuser un hommage ; proclamons Abercius l’égal des Apôtres. De là le surnom grec Isapostodos, qui est resté attaché à son nom.

Il parcourut encore la Cilicie, la Lycaonie et la Pisidie, rentra en Phrygie. A la nouvelle de son retour, un peuple immense accourut de loin à Hiérapolis et le reçut avec un incomparable enthousiasme.

Il reprit sa vie accoutumée, prêchant, administrant le baptême aux païens, exorcisant les démoniaques, guérissant les malades, multipliant les miracles. Il laissa à ses prêtres un livre précieux intitulé Doctrine, qui malheureusement a été perdu.

Une dernière vision céleste le réjouit.

– Abercius, lui dit le Seigneur, l’heure approche où je t’accorderai le repos après tant de labeurs.

Il désigna sa sépulture et fit graver sur le marbre pour son tombeau une longue inscription bien détaillée, qui, retrouvée dernièrement, a donné une complète authenticité aux faits extraordinaires de la vie de ce saint, que des histoires du dernier siècle avaient prétendu contester ; les historiens profanes ont grand tort, en parlant du règne de Marc-Aurèle, de passer sous silence les choses capitales qu’on vient de lire en cet humble écrit.

Le saint évêque annonça à son peuple en des termes touchants son prochain trépas et fit élire son successeur ; on choisit le plus ancien prêtre d’Hiérapolis, qui s’appelait aussi Abercius. Le vieil athlète de la foi étendit la main, le bénit et lui dit : Par l’autorité de Dieu, et autant que je le puis par la mienne, sois évêque. Et il rendit au Christ son âme bienheureuse.

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(1) Il écrit à Titeè Festina ad me venire Hierapolim. - Hâte-toi de me rejoindre à Hiérapolis.

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